Les ressorts intimes de la danse se sont rarement livrés avec autant de simplicité, de joie. Anne Teresa de Keersmaeker et Boris Charmatz arpentent avec espièglerie et gourmandise les architectures intérieures de la musique de Bach. Leur plaisir presque enfantin est largement communicatif, vivifiant.
Les premiers accords de la Partita 2 montent d’un plateau plongé dans l’obscurité totale. La violoniste Amandine Beyer y déploie son jeu à la fois précis et extrêmement plastique. Nous retenons notre souffle, la musique de Bach s’instille dans la salle du Théâtre de la Ville, apaise et titille, nous emporte au gré de ses mouvements. Les yeux ne cherchent plus à percer le noir absolu qui devient la matière même de cette ouverture qui entame la chorégraphie, les sons nous arrivent à travers les pores, deviennent une affaire de toucher. Nous imaginons le corps de l’interprète envelopper son instrument, les doigts courir sur les cordes, l’archer trouver toujours la nuance juste. Le côté charnel de la Chaconne est saisissant. Ses déchirures aiguës, ses notes rêches, au bord de la dissonance, toujours rattrapées par un chatoiement de fioritures, déplient des espaces intérieurs inouïs, nous entrainent dans le labyrinthe d’une construction parfaite qui allie abstraction et sensualité.
La violoniste se retire. Le silence qu’elle laisse bourdonne encore de la mémoire des accords qu’elle vient de jouer. Le plateau dévoile dans la lumière neutre, quasi – blafarde, le dessin d’une rosace qui n’est pas sans rappeler les pièces plus anciennes de la chorégraphe belge. Anne Teresa de Keersmaeker, accompagnée par Boris Charmatz, l’investissent. Ils cherchent toujours la tangente de ces cercles savamment entrelacés qui, sous l’apparence naïve d’un jeu de marelle, déplacent et diffractent la question du centre vers leurs points de croisement et interpénétration, rejouent l’air de rien le couple de forces centripète et centrifuge, brouillent la distinction dedans / dehors, facilitent la circulation du sens et la fluidité du mouvement entre les structures mathématiques qui composent la partition.
C’est une heureuse façon de poser à même le sol et ainsi désamorcer, par de simples traits à la craie le rapport de forces écrasant qu’engage d’un point de vue chorégraphique tout corps à corps avec la musique de Bach. Anne Teresa de Keersmaeker et Boris Charmatz marquent la mesure, la ligne de basse immergée, présence souterraine dès l’Allemande (premier mouvement de la Partita 2) jusqu’à la Chaconne (son dernier mouvement) où elle refait surface, les guide. Ils arpentent ces prodigieuses constructions imaginaires. Chacun suit ses chemins, le sous-titre de la pièce, sei solo – tu es seul, l’exprime de manière à peine voilée. Comment d’ailleurs faire face à cette musique de manière juste, sinon en allant chercher au plus profond de soi, faire ressortir ses gestes fétiches, dans une réponse la plus immédiate au son ? La recherche méthodique sur la partition ne se refuse pas de voir jaillir de purs éclats de désirs suscités par la musique, le jeu embrasse ses aspects les plus directs, le plaisir physique de tel saut ou tournoiement est communicatif. L’écoute et la complicité sont de mise. Parfois les deux danseurs se rencontrent. Ce sont des moments où l’édifice fantasmatique de la musique de Bach devient visible. Les pas de l’un dans les pas de l’autre, l’un investissant la verticale, l’autre épousant l’horizontalité du sol, ils maintiennent en tension, pour ensuite faire basculer lentement leur poids de ressenti, deux univers parallèles qui s’avancent de biais, entrent en contact, ouvrent des dimensions insoupçonnables.
Da Capo al Fine, le troisième mouvement de la pièce est marqué par le retour en scène de la violoniste. Ils sont désormais trois à conjuguer leur vécu de la musique. Telle envolée, tel ajustement de la robe noire, cette main mutine qui semble cacher un petit rien, mobilisent la mémoire immédiate, confèrent une formidable épaisseur au temps que nous, spectateurs, avons passé avec Partita 2. Anne Teresa de Keersmaeker et Boris Charmatz accomplissent quelque chose de très simple et d’extrêmement puissant à la fois. Ils orchestrent, avec le concours d’Amandine Beyer, le débordement, par une subtile et patiente accumulation de strates de sensations, de ressentis, de souvenirs réels ou fantasmés. Ils reviennent à l’essence de l’écoute et du regard, enclenchent ce que les sens ont de résolument actif, et dessinent ensemble un chemin pour que nous puissions, dans une joie partagée, nous accorder à la musique qui nous est donnée.
Partita 2 joue au Théâtre de la Ville, dans le cadre du Festival d'Automne à Paris, du 26 novembre au 1er décembre 2013.