Artiste plasticienne, Carole Nosella travaille principalement le medium vidéo. Elle réalise depuis une dizaine d’années des films qui peuvent être projetés ou diffusés en installation. L’écran est au cœur de la pratique et des recherches théoriques de Carole Nosella. Mais il n’est pas seulement, pour la vidéaste, un outil de travail, ni un simple réceptacle, qui garderait une certaine transparence eu égard aux flux visuels dont il ne serait que le véhicule. Bien au contraire, il entre en incidence avec l’image, qui le requiert non seulement pour s’effectuer ou se manifester (l’image en mouvement n’existe que diffusée sur un écran), mais aussi pour se trouver elle-même. Les images de Carole Nosella sont en effet des formes qui se cherchent elles-mêmes, et qui pour se trouver viennent à la rencontre d’éléments ou de corps étrangers. D’autres images, mais aussi des matières diverses, qui se présentent comme autant de facteurs de collision révélés par une exploration des écrans ou plus généralement des dispositifs de diffusion.
Les images de Carole Nosella sont des opérations qui s’appliquent le plus souvent sur des opérations préalables. Même si ses réalisations se donnent comme des films, qui en tant que tels sont fixés dans un certain état, ils se présentent à notre attention comme des mouvements en train de s’accomplir. Le film est une actualisation, et même, pourrait-on dire, un acte : il est une projection, et ne s’obtient, pour la réalisatrice comme pour celui qui le reçoit, qu’au prix d’un tâtonnement, d’une exploration, d’une friction avec le réel. L’un des présupposés de ce travail, c’est que l’écran articule aujourd’hui notre présence au monde. En cherchant à le mettre en crise, dans sa capacité notamment à produire des formes immédiatement identifiables, c’est à un surcroit de réel que Carole Nosella veut nous rendre sensible. Dès lors que l’écran intègre une marche ou une démarche – une démarche d’artiste, mais aussi la démarche des simples promeneurs que nous sommes, dans nos déambulations quotidiennes, de plus en plus souvent orchestrées par nos téléphones portables – les défaillances qu’on peut lui découvrir ou provoquer en lui deviennent le corolaire de nos propres failles, et ainsi le moteur de nos propres cheminements.
Trois thématiques sont particulièrement propices pour prendre contact avec la pratique de Carole Nosella : l’accueil de l’accident, l’affection de l’image et enfin la dynamique de l’espace. Trois ouvertures par où peut se comprendre cette idée d’une image en quête de son propre lieu et qui nous donne d’éprouver le réel même où elle se cherche.
Le travail de l'accident
Quels que soient les processus de réalisation qu’elle engage, la pratique de Carole Nosella s’attache à faire place à l’accident. L’accident est essentiel à l’image en mouvement car c’est par lui que quelque chose peut arriver. Le Vocabulaire technique de la philosophie de Lalande rappelle cette définition très générale, empruntée à Porphyre, de l’accident : « ce qui peut avoir lieu ou disparaitre, sans destruction du sujet ». Et un peu plus loin, il donne ce deuxième sens : « tout ce qui arrive (accidit) d’une manière contingente ou fortuite ; - spécialement, dans la langue courante, ce qui arrive ainsi de fâcheux ». Formé sur le verbe latin accidere, l’accident, c’est ce qui advient, ce qui arrive. La métaphysique d’Aristote donnera une postérité remarquable à ce terme, indéfectiblement associé à celui de substance, qui se réalise à travers lui et à laquelle il nous ouvre un accès.
Dans le régime de l’image mobile, l’accident prend une portée et une dimension qui bouleversent et affectent l’intégrité de ce à quoi il advient. Appliqué à l'objet filmique, l’accident cesse d’être un attribut adjoint à une substance qui peut théoriquement exister indépendamment de lui, pour devenir une condition de possibilité tout à fait déterminante. L’accident, dans les films de Carole Nosella, ce n’est pas seulement ce qui arrive, c’est aussi, et plus fondamentalement, ce par quoi l’image elle-même arrive. L’accident fait arriver l’image et l’a fait arriver telle qu’on ne pouvait pas l’attendre. Il touche directement à l’événement. C’est un point d’ouverture où s’origine l’image, et en ce sens, il décide de son « être », de son sens. L’accident n’est donc pas seulement le quoi et le comment des images, il est aussi, dans le travail de Carole Nosella, ce au moyen de quoi elles trouvent un accès dans le visible, c’est-à-dire peuvent franchir jusqu’à nous – à travers des écrans.
Lumière et brume (2013-2016) est un court film de 3’, réalisé à partir d’un smartphone défectueux. Les technologies liées à ces outils, et plus singulièrement aux iphones, reposent sur une idéologie de la haute définition et de la netteté infaillible. Percevoir une chose précisément, est-ce la voir sans jeu ni flottement ? Notre regard peut-il encore se lever là où il n’y a plus aucune forme d’aléa dans ce qui vient à nous, dans ce qui nous arrive ? L’iphone filme net et produit des images sans ambiguïté quant à ce qu’elles représentent. Et il est impossible de réaliser une photo floue avec un tel appareil, sauf à le saisir à un point de défaillance pour ainsi dire maximale. C’est ce que propose Carole Nosella dans ce court film. Elle se saisit d’un banal accident pour en faire l’opérateur d’une forme visuelle qui prend totalement à rebours la technique même sur laquelle elle repose. Pour faire ce film, Carole Nosella utilise en effet un téléphone dont l’écran est brisé, ce qui affecte également la caméra qui se trouve sur la face utilisateur de l’appareil, où une ligne brisée introduit comme un filtre au moment de la capture d’image. C’est un accident préalable qui donne son point d’ouverture à ce film, mais aussi qui impose au processus de capture d’image une dimension elle-même incertaine et hasardeuse. En effet, cette brisure qui obstrue l’objectif fait que ce dernier ne parvient pas à équilibrer la lumière ou les couleurs. Des phénomènes de flare ou de saturation attaquent l’image et la font réagir de manière imprévisible. La dimension de déprise et de perte de contrôle – perte de contrôle relative, dans la mesure où la réaction de l’appareil peut être apprivoisée et devenir quelque chose avec quoi l’artiste peut jouer – est accrue par le fait que, la caméra face interne de l’appareil étant utilisée pour filmer, la vidéaste ne peut plus guère cadrer qu’à l’aveugle. L’image se capture accidentellement et se donne comme le résultat d’une double défaillance, défaillance de l’outil et défaillance de la réalisatrice qui l’utilise. L’accident est ici pleinement au travail.
Il y a dans ce geste une part d’abandon, mais c’est un abandon dynamique et actif, ce que la série des films qui obéissent au principe « marcher-projeter » va particulièrement mettre en évidence. Avec ces travaux, l’abandon va prendre une direction inédite, celle d’une forme de consentement au monde environnant. L’accident agit comme un puissant rappel à l’ordre du réel devant la fragilité, sinon la vacuité de la technique. L’accident peut aussi mettre le réel à l’ouvrage dans l’image pour déterminer comment elle peut et doit apparaître ou disparaître… Dans Tracer dans la brume (2016), Carole Nosella recapture une séquence projetée sur la vitre d’une voiture qui roule dans la nuit. Les images diffusées ont été filmées lors d’une déambulation en forêt. Le dispositif semble redonner à la fenêtre de la voiture son ouverture sur un paysage que la nuit a pour un temps occulté. Mais ce paysage n’apparait que dans sa propre défection et dans son évanescence. Impossible ici de s’installer dans la contemplation : selon la luminosité extérieure qui franchit à travers la vitre, l’image diffusée tantôt prend forme sur la vitre de la voiture, tantôt se déverse et s’évanouit sur le bitume. L’espace se donne dans sa propre défaillance, et notre regard, pris dans le double mouvement de fuite, sinon de chute du paysage, commence par faire l’épreuve de sa propre désorientation. Ce paysage est, comme tout paysage véritable selon Maldiney, celui d’une perte à la seconde puissance : « L’espace du paysage exclut toute référence topographique ou historique. Il est sans coordonnées ni repères. Pour se trouver en lui, il faut y être perdu. Perdu ici, à ce seul ici, ici absolu, exposé à l’horizon qui s’ouvre ici. Je peux me mouvoir en lui, mais d’ici en ici, sans que change en rien ma situation dans l’espace. Où que j’aille, je me retrouve ici sous le même horizon subrogé à lui-même. Dans l’espace du paysage, je suis perdu au monde entier, ce qui veut dire perdu au milieu du monde perdu »[1]. Dans cette voiture qui file dans la nuit, l’ici auquel nous sommes constamment reconduits, dans cette exploration du paysage, c’est le foyer de projection lui-même, qui nous invite à accomplir simultanément deux mouvements contradictoires, l’avancée progressive entre les arbres se troublant constamment de soubresauts produits par le travelling de la caméra embarquée.
D’autres d’expérimentations de Carole Nosella réalisées selon le principe d’une marche redoublée radicaliseront cette situation, en montrant notamment que c’est que c’est le terrain lui-même, potentiellement accidenté, qui donne sa forme à l’image.
L'image, entre effectuation et affection
Ce paradoxe d’un accident premier, inaugural, qui se donne à penser comme la condition de possibilité même d’apparition de l’image, induit d’envisager celle-ci, non plus comme le résultat d’un processus, mais comme son effectuation. L’image est indissociable de ses propres effets, et ces effets doivent être reçus en tant qu’ils se réalisent ici et maintenant, dans le présent de la projection. Un film comme La Passante (2016), en juxtaposant deux territoires et deux temporalités, met en exergue ce double caractère de l’image en mouvement d’être à la fois un « avoir été » et un moment présent. « Avoir été » de l’enregistrement et présent de sa diffusion sur l’écran. La réduplication de l’enregistrement montre une image accomplissant sa propre diachronie, ce qui en fait un objet doublement fragile. Une première séquence vidéo est tournée, montrant une jeune femme déambulant dans la rue. Ce premier montage est alors projeté-filmé de nuit dans des rues de Paris. La rencontre du jour et de la nuit, la collision entre deux espaces, l’intrication définitive de deux rythmes de marche enfin, tout concourt à conduire la fabrique de l’image sur un fil particulièrement évanescent. L'image ne cesse de se perdre et de se retrouver, au gré de l’environnement extérieur et des sources lumineuses plus ou moins intenses qui peuvent faire disparaitre le motif à tout instant, ou encore des surfaces de projection et obstacles qui surgissent sans crier gare, altérant le cadre, la texture, la couleur de ce visage toujours en train de se rematérialiser. L’image se fabrique au contact du réel, qui lui apporte la matière même par laquelle elle peut prendre forme et lui impose en même temps sa limitation.
Ce double geste de saisie et d’abandon n’est pas sans évoquer la vertigineuse métaphysique de l’acte d’un philosophe comme Louis Lavelle, pour qui le monde, par les contraintes mêmes qu’il m’oppose, donne à ma liberté de s’éveiller à elle-même, donne au possible de m’apparaitre comme tel, donne à mes actes de se révéler comme étant proprement les miens. Avec une technologie résolument contemporaine, le geste artistique de Carole Nosella déploie un geste « qui se laisse conduire par l’aspect fortuit que la matière peut lui offrir[2] » et trouve dans ce guide imprévisible mais décidément fiable un chemin vers sa propre singularité. Nous sommes ici très concrètement dans cette exigence, formulée par Robert Bresson dans ses Notes sur le cinématographe, de produire une « retouche du réel avec du réel[3] ».
En laissant à la matière le soin de guider son geste et d’infléchir la mise en forme de son film, c’est toute la richesse, toute la variété de la texture du monde qui potentiellement peut s’imprimer dans le mouvement du film. S’abandonner aux aléas de l’effectuation, ce n’est donc pas renoncer au geste de création, mais le recevoir à son point de surgissement, dans ce moment où il est comme aveuglé par une infinité de possibles qu’il porte mais qu’il ne peut imaginer, c’est-à-dire mettre en images, sinon par le concourt d'une force extérieure. L’effectuation de l’image se comprend donc également comme une affection de l'image. Dans le dispositif du marcher projeter, l’image est affectée par l’image, une image qui est à la fois la même et autre, dans la mesure où elle est produite par sa propre altération, au moment de son ré-engistrement, qui est aussi le moment où elle s’établit dans le réel pour y trouver sa forme définitive. On voit là encore en quoi cette dimension de l’accident est tout sauf accidentelle. Elle laisse poindre au contraire la nécessité où se trouve l’image de se rejoindre elle-même, de s’adosser à quelque chose qu’elle était déjà et qu’elle doit quitter pour se trouver elle-même. Henri Maldiney a formulé à de nombreuses reprises cette idée selon laquelle l’œuvre est fondamentalement une forme toujours en formation, en avant d’elle-même, toujours en voie d’elle-même. Carole Nosella nous met en prise direct avec ce mouvement de la forme.
Le film Sur le pont (2011), même s’il diffère sensiblement des films tournés en marcher-projeter, préfigure ces intuitions de manière particulièrement vive. Ce court film est déterminé de part en part par la recherche d’une image capable de s’affecter elle-même, de s’altérer intégralement à partir de ce qu’elle contient déjà. Un dispositif de montage propose de parcourir un plan séquence et d’en extraire toutes les secondes une nouvelle image, qui se surimprime au flux vidéo. L’image en cours porte et exhibe les traces de sa propre mémoire, jusqu’à disparaitre sous elle par l’agglomérat de ses états passés. L'image vidéo se délite, non plus sous les effets de ce réel, qui dans les autres films fait disparaitre le flux mais lui donne aussi de resurgir à chaque instant, mais sous le poids de ses propres affects, qui semblent la paralyser et la figer. La forme qui n’est plus tournée en avant d’elle-même se supprime et se détruit, précisément parce qu’elle n’est plus supportée ou adossée à l’accident qui la rend possible et engage sa virtualité dans le réel.
Espaces potentiels
L’espace est à la fois, dans la pratique de Carole Nosella, un motif privilégié et ce au moyen de quoi le geste qui veut s’en saisir peut se déployer. Il est le motif et le lieu de son accueil, c’est-à-dire de sa transformation. Malgré la nécessaire légèreté des outils requis pour réaliser des films selon le mode du marcher-projeter, Carole Nosella s’empare pleinement d’une caractéristique essentielle du medium cinématographique, dont les images sont le produit d’une rencontre entre deux mouvements : mouvement de ce qui se présente à l’appareil d’une part et mouvement de l’appareil lui-même d’autre part. L’image de cinéma induit ainsi deux modes d’exposition à l’accident, à quoi le cinéma industriel répond par une terrifiante exigence de maîtrise et déploie des trésors d’énergie pour rendre cette maîtrise possible. Rien de tel ici, où il s’agit au contraire de révéler un accident par un autre, de franchir une faille par une autre, d’établir une image en redoublant la fragilité et la labilité de son assise. Passer D’un pont à l’autre (2015), ce n’est pas rejoindre une rive, mais s’en éloigner constamment. Ici, le cheminement se relance lui-même constamment, car c’est au vide qu’il s’adosse finalement. Les multiples moments d’impression / disparition du flux vidéo sur la structure du pont où chemine la vidéaste montre que le film ne nous permet de franchir un vide qu’en nous exposant à un autre vide qu’il faudra franchir à nouveau. Le jeu, le flottement que cette vidéo introduit dans son propre mouvement tient à ce que l’espace qu’elle accueille est un espace potentiel et pourtant bien réel : c’est l’espace même de la marche où je ne prends appui sur un pied que pour m’élancer à nouveau au-dessus du sol, dans un mouvement où l’espace tout entier ne cesse de se reconfigurer à chaque instant.
Le territoire qui se dessine à travers ces films se tient ainsi à la rencontre de deux rythmes qui coexistent et s’associent pour produire un seul et même espace filmique, qui surgit comme une potentialité, une puissance, une force. Force conjointe du monde et du geste qui vient à sa rencontre pour lui arracher des formes. Le territoire filmé est un espace dynamique et toujours ouvert, impliqué par un rythme dans lequel il s’origine et trouve sa résolution, selon les termes de Maldiney : « L’espace que le rythme implique, et qui s’explique en lui en sortant de son pli, n’est pas du tout un espace opérationnel qui dépende de notre activité. C’est pourquoi je le nomme un espace apertural dans l’ouverture duquel la présence extatique est ici où elle a son horizon et son là, les deux au même lieu, en co-naissant avec l’événement-avènement dont l’instant lieu éclate avec en espace-temps monadique (…). C’est un espace-temps où n’importe quel moment d’espace exige un moment déterminé de temps et réciproquement, où leur liaison est organique, où il est impossible de les faire varier indépendamment l’un de l’autre. Ils ne sont assujettis à aucun système vectoriel. Pas plus que le vertige dont le rythme est la conversion immédiate, sans avoir à passer par l’intermédiaire d’une mise en place. Le vertige est sans coordonnées comme le Rien. C’est en quoi il est le sommet de la crise de l’existence – qui est mise en demeure de s’abîmer ou de procéder du Rien[4] ».
L’âpreté et à la difficulté apparentes de cette longue citation se résorbent soudainement au contact des expérimentations de Carole Nosella, qui nous donnent une intuition concrète, immédiate et évidente, de la situation existentielle que veut décrire Maldiney : ouverture du monde pourtant replié sur lui-même, par cette coïncidence en un seul et même point de l’ici et de l’horizon sur lequel il ouvre, articulation organique de l’espace et du temps, affranchissement de tout système de références, permettant à notre regard et notre attention de s'installer dans un environnement qui leur parle d’avance… Les films de Carole Nosella, par la simplicité même qu’ils affichent et revendiquent, cherchent ce point où le réel lui-même, dans l’épaisseur de ses plis, peut livrer cette part d’infinité et de vertige que lui découvre le geste artistique qui veut bien s’y risquer.
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Notes
[1] Henri Maldiney, « Montagne », in Ouvrir le rien, l’art nu, La Versanne, Encre marine, 2000, p.44
[2] Louis Lavelle, De l’acte, Paris, Aubier Montaigne, 1946, p.294.
[3] Robert Bresson, Notes sur le cinématographe, Paris, Gallimard, 1988 (1975), p.55. Cet aphorisme est repris p.89.
[4] Henri Maldiney, Existence, crise et création, La Versanne, Encre Marine, 2001, p.109 ;