Enquêtes de Danièle Méaux

Enquêtes. Nouvelles formes de photographie documentaire s’efforce de penser une convergence entre les pratiques photographiques contemporaines et les sciences humaines, convergence potentiellement alimentée par des points de contact avec la démarche propre à l’enquête policière. Ces champs d’investigation, dont Danièle Méaux s’efforce de montrer à quel point ils peuvent être poreux les uns aux autres, ont en commun leur rapport à un terrain qui loin d’être indifférent aux actes qui s’y déploient, n’en n’est jamais que le résultat. Les sites vers lesquels se tournent chercheurs, artistes ou enquêteurs sont directement structurés par les activités et outils au moyen desquels ils sont arpentés, ce que bien des travaux de photographes analysés avec soin par Danièle Méaux ne laissent pas de montrer.

Ces points de rencontres entre des attitudes noétiques et pratiques d’origines diverses se distribuent à leur tour selon trois grands axes : l’espace géographique, l’épaisseur historique et enfin le récit d’une singularité. Ces trois horizons, qu’un rapide sondage de la table des matières laisse entrevoir, ne sont pas imperméables les uns aux autres ni strictement cloisonnés, mais s’enrichissent et se complètent mutuellement. Le chapitre consacré aux archives est sans doute exemplaire d’une forme d’intrication des motifs, et en ce sens, d’une forme d’ambivalence salutaire de la photographie elle-même, qui ne peut, par la concrétude même des actes de saisie du réel qu’elle engage, évoquer un territoire donné sans dire en même temps quelque chose du passé sur lequel celui-ci fleurit ou des singularités qui le traversent ou l’habitent, et ce faisant lui donne forme.

Pour conduire sa recherche, Danièle Méaux interroge une pluralité de signatures. De Lewis Baltz à Sophie Calle, en passant par Thomas Ruff ou Mathieu Pernot, c’est une même ouverture du réel, un monde saisi dans ses latences et parfois ses béances qu’il s’agit de scruter. Les failles ne sont donc pas étrangères au travail du photographe, et sans doute conditionnent-elles son accès au réel : ce sont dans ces failles que les artistes s’engagent pour en produire à leur tour des images pareillement lacunaires. Ces incomplétudes mêlées appellent ainsi des dynamiques d’agencement ou d’investigation qui vont permettre aux situations captées par le photographe de préciser peu à peu leur sens, au contact d’autres images ou de textes à mêle d’en révéler un aspect. C’est dire si la photographie, telle que l’envisage Danièle Méaux, a directement à voir avec un processus d’écriture qui édifie son objet, c’est-à-dire, ici, à la fois les images et le terrain à la rencontre duquel elles auront été produites.

A cette pluralité de signatures répond nécessairement une pluralité de modes opératoires engagés, ce qui n’étonnera guère. Les méthodes, les chemins empruntés par les recherches artistiques sont toujours déterminants des formes produites, qui leurs doivent leur singularité. Cela est particulièrement net dans les travaux comme ceux d’Emmanuel Pinard étudiés par Danièle Méaux, qui exposent finalement leurs propres protocoles de réalisation. La contrainte agit, dans la pratique artistique comme sans doute dans les démarches scientifiques, comme un puissant révélateur d’expérience. En même temps que des images du monde, il appartient aux photographes de nous proposer des manières de l’habiter et d’y être présent. Pour que la surprise, la force du détail, le poids de l’incongru ou la présence sourde d’un fait divers derrière une vue parfaitement anodine puissent surgir, l’attitude de qui vient à la rencontre des lieux est déterminante. Le monde ne peut être radicalement ouvert qu’à un regard qui l’est tout autant.

C’est à un tel exercice d’ouverture que nous invite Danièle Méaux, en construisant son propos sur une troisième sorte de pluralité, et qui touche enfin, après les signatures et les chemins de fabrication, à la manière dont peut être fréquenté le monde photographié. Ce livre s’intéresse en effet tout autant aux séries exposées qu’aux ouvrages de photographes, aux installations, sites web ou autres objets, tels les Paysages usagés de Geoffroy Mathieu et Bertrand Stofleth, qui réunissent une centaine de cartes postales dans une boite en carton évoquant potentiellement un ancien emballage de pellicules Kodak. De même que les modes de fabrication d’une série photographique ne sont pas indifférents à ce qu’elle peut produire, les modes de fréquentation dans laquelle elle s’inscrit détermine quelque chose de sa facture et de son sens. Les propositions sont nombreuses, que Danièle Méaux analyse avec précision et finesse pour nous en convaincre. L’enquête ne s’achève donc pas avec la signature du photographe, elle se prolonge auprès du lecteur ou du spectateur qui ne manquera pas de la relancer en interrogeant les précieuses lacunes, les détails ou les ambiguïtés intrinsèques que peut contenir l’ensemble qui s’offre à son appréhension.

Soulignons pour finir qu’une particularité, et non des moindres, de ce livre de Danièle Méaux est l’optimisme avec lequel il entend quitter le lecteur. La conclusion, qui reprend les grandes thèses rencontrées tout au long du développement, ouvre sur l’idée selon laquelle les artistes, en devenant les hérauts d’un partage démocratisé du savoir et du sensible, peuvent empêcher certaines dérives que porte comme une menace le développement des sciences abandonnées à leur puissance. Au-delà de la conscience que peuvent apporter certaines recherches esthétiques à d’autres disciplines prises par le vertige de leurs indéniables capacités de découverte et d’innovation, cette démocratisation de l’enquête sur laquelle insiste pour finir Danièle Méaux permet aux artistes d’engager un débat et d’ouvrir comme un horizon politique l’idée d’une participation de tous à l’enquête ou à l’investigation des espaces communs. La résonnance singulière de cette conclusion avec l’actualité signale bien, s’il en était besoin, l’acuité avec laquelle ces Enquêtes auront été conduites.

Enquêtes. Nouvelles formes de photographie documentaire, Danièle Méaux, Filigranes Editions, 2019- 22 €


| Auteur : Rodolphe Olcèse

Publié le 13/04/2019