Une barre de néon s'allume brusquement : ligne de rupture et source de polarisation de l'obscurité qui règne sur le plateau. Sa lumière blafarde s'accompagne d'un appel tout en échos et résonances qui semble remonter par cette faille des tréfonds de la mémoire atavique. Une étonnante diva rose, lascive et aguicheuse, est à l'origine de cette fracassante entrée en matière.
Euripides Laskaridis aime semer le trouble. Plasticité des matériaux pauvres, sons de voix trafiquées, éclairages qui redessinent sans cesse la morphologie du plateau et font littéralement tourner la tête, créatures à la fois grotesques et attachantes, le tout témoigne d'une imagination débridée, d'une vision jouissive de l'art chorégraphique en tant que champ élargi d'expérimentation et transformation plastique et corporelle, ou encore d'un plaisir du jeu hautement communicatif. Le metteur en scène et performer grec opère par accumulation, multiplie les scènes à teneur savoureuse reprenant pour les déplacer des motifs de la vie quotidienne. Pourtant, toutes ces énergies foutraques qui labourent le plateau sont savamment orchestrées, recèlent des nœuds d'indices. Rarement la mythologie aura été rendue si trivialement familière, rarement aussi un créateur aura pointé avec tant de justesse les forces qui font un monde, rarement le public, pris au jeu, aura senti avec autant d'acuité la manière dont les matières deviennent actives, titillées par une volonté entêtée, tourbillonnante, capricieuse - telle cette ombre qui déborde, excède, se met en avant du corps qui la produit. L'air de rien, avec une légèreté qui n'a rien d'innocente, Euripides Laskaridis nous amène au plus près de la puissance démesurée, ambivalente des Titans. Une bouffée de fumée, un coup de sèche cheveux et des plantes fleurissent, portant aussitôt leurs fruits pour qu'ils finissent dans la casserole de la diva rose casanière. Un coup de langue de belle mère (cotillon aussi connu sous le nom de sans gêne) et des avalanches de grains de polystyrène dévalent les pantes d'une ile montagne qui, si le jeu gagne un brin en intensité, éclate en irruption volcanique. Un échange qui démarre de manière on ne peut plus ludique et burlesque entraine une brulure à l'acide qui transforme la plaque monochrome blanche sur laquelle elle est appliquée, en œuvre abstraite reprenant le motif de l'origine du monde. Les sauts d'humeurs de la créature rose atteignent des proportions de cataclysme cosmique, tout en fracas et déchirures amplifiés.
Titans, la pièce serait peut-être un peu trop chargée, épuisante à toujours nous tenir le souffle coupé entre le rire et la surprise, abrupte à suivre les labeurs de ses êtres mythologiques. Ce serait sans compter sur ces moments de respiration purement poétiques, telle la séquence de la balançoire, subtilement bercée par les allers et venues aériennes d'une entité suspendue, flottante, qui laisse au regard le temps de s'imprimer des scintillements de textures et de lumières qui nomment intrinsèquement le plateau en tant qu'espace transformationnel.
D'ordinaire survoltée, la tension dramaturgique de la pièce frôle l'extase au moment de l'épiphanie, sur fond de boucles lancinantes aux sonorités byzantines, de la diva rose en tant que madone immémoriale, païenne, magnifique à force d'accumulation d'un piètre attirail, dans son halo de gloire.
Ultime détail saillant qui revient sans cesse au fil de ses métamorphoses : la créature rose, foncièrement androgyne, est en gestation. Euripides Laskaridis signe une pièce rythmée par les contractions d'abord imperceptibles, spasmodiques enfin, qui accompagnent la naissance d'un monde. Haletante, sa cosmogonie entraine les spectateurs dans son mouvement.
pièce présentée en février 2019 ICI - CCN Montpellier en co-accueil avec Montpellier danse