Pierre Benjamin Nantel et Marylise Navarro / Danses invisibles

Le ciel est gris et bas ce jour de décembre. Des goutes d'eau commencent à tomber, éparses, avant que la pluie n'arrive, glaciale. Le corps raidi contre les bourrasques de vent, serré dans un manteau d'hiver, ce n'est pas vraiment un temps idéal pour aller à la découverte d'un quartier, encore moins de ses danses invisibles. Une station de tram, un supermarché, une boucherie hallal, une enseigne affichant Soins à domicile, des immeubles anonymes construits à la va vite, une voiture garée parmi d'autres. Sous la pluie qui tombe résolument, cette voiture, où l'on est invitée à s'installer, apparait comme un refuge, habitacle empreint d'une certaine intimité, du moins spatiale, propice aux rencontres furtives et au commerce symbolique qui donne le cadre de la performance de Pierre Benjamin Nantel et Marylise Navarro. Rencontrer un seul spectateur à la fois, lui proposer la place du conducteur comme une manière de lui signifier que sa responsabilité est engagée dans ce qui va arriver, voici des éléments qui séduisent d'entrée de jeu, témoins de la démarche empreinte de soin développée par les deux artistes.

Une résidence à l'Atelline - passionnant lieu qui encourage et accompagne les recherches de créateurs choisissant l’espace public dans ses dimensions physiques, symboliques, politiques, comme terrain de rencontre, de jeu, de questionnement et d’expérimentation - a permis à ce jeune artiste issu de la formation exerce de murir et de mener à terme son projet d'enquête chorégraphique sur les danses invisibles du quartier Croix d'argent à Montpellier. Accompagné par la plasticienne Marylise Navarro, Pierre Benjamin Nantel a multiplié les rencontres et les expériences, partant du postulat que nos corps gardent la mémoire de nos vécus et que nos mouvements les chorégraphient.

Le choix des artistes s'est porté sur un quartier bâti pour des populations pieds noirs auxquelles se sont ajoutées au fil des décennies des populations majoritairement magrébines. Cette cohabitation porte son lot de silences, de non dits et autres blessures du passé. La dimension socio-historique du projet s'estompe au moment de la performance qui se vit essentiellement comme un moment intime, mais elle constitue néanmoins le terreau qui l'accueille et la fait résonner de manière plus dense. Elle influence l'attention particulière portée à certains lieux de rendez-vous, elle augmente les matières qui nourrissent chacune de ces danses invisibles. Pierre Benjamin Nantel imagine ses improvisations dansées dans les interstices, dans les endroits indicibles où le souvenir du spectateur rencontre les cartographies complexes d'un territoire de vie, dans des jeux d'échos enchevêtrés et des réminiscences inextricables. Davantage que des improvisations d'ailleurs, il y va dans ses performances pour un spectateur unique, d'une opération de traduction et de révélation - faire advenir, rendre manifeste, faire résonner différemment et apporter un nouvel éclairage à cet environnement parfaitement neutre, muet ou au contraire trop familier.

En réponse à sa demande, j'évoque un souvenir de danse balade les yeux fermés* dans le quartier Aubervilliers Quatre Chemins, en proche banlieue parisienne. C'est une manière de convoquer un ressenti qui m'est encore cher et d'essayer de conjurer l'écueil d'une comparaison trop rapide entre deux projets dont les tenants et les aboutissants sont différents. C'est une manière de faire un pas de côté par rapport à des attentes inconscientes, mais aussi de chercher des repères émotionnels dans un quartier qui pour l'instant ne me parle pas. Il le ferra très vite et de manière extrêmement sensible grâce à Pierre Benjamin Nantel.

La pluie martèle la carrosserie de cette voiture anonyme où je me retrouve désormais toute seule, quelque peu hésitante entre un état d'attente intriguée et la persistance du souvenir. Il me faut un certain temps pour déceler derrière le voile de pluie qui balaie le pare-brise les mouvements lents, irréels d'une silhouette noire. L'apparition est si discrète et subtile qu'elle pourrait se faire ravaler à tout moment par la grisaille, les feux de voitures ou le vacarme d'un tramway qui passe. Fragile et obstinée, cette danse voilée par la pluie me devient soudain très chère, un don insensé de la part d'un chorégraphe attentif aux non-dits, aux langages corporels, à ce qui est tacite, latent, invisible. Pierre Benjamin Nantel sait se tenir à l'endroit juste par rapport aux flux qui irriguent le quartier, sa présence éclaircit ses modes d'occupation et elle a trait à la dimension poétique de l'espace. Il plie un genoux jusqu'à toucher de ses doigts l'asphalte mouillé et glacial et son geste a la teneur d'un effleurement. Sa façon de s'éloigner dans le trafic effeuille des temporalités multiples. Il rapproche ses mains l'une de l'autre dans un mouvement aussi évident qu'indescriptible, qui se charge de toute la chaleur d'un échange humain, d'un acte de confiance en l'autre.  

C'est un moment suspendu, un précipité d'affects rendu possible par des jours et des jours de recherche, d'attention aux moindres plis et craquellements d'un revêtement mural, aux oiseaux, au passage des nuages qui difractent ou tamisent les rayons blafards des éclairages d'un stade. Ce moment dansé se nourrit également des nombreuses discussions avec les habitants, afférés à leurs déplacements quotidiens, sur la place du marché ou aux abords du terrain de pétanque, avec les jeunes qui investissent l'espace public. Toute une collecte patiente de signes et symptômes de basse intensité - danses invisibles. Autant de tentatives de déceler la richesse kinesthésique qui nous habite dans la relation à notre environnement. Au delà de la fulgurance d'une danse offerte à un seul spectateur, le projet de Pierre Benjamin Nantel et Marylise Navarro est passionnant et généreux en ce qu'il laisse entrevoir la multitude de strates, cette lente maturation nécessaire à l'éclosion d'un mouvement chorégraphié. L'accompagnement dans la durée d'une telle recherche par l'Atelline, une structure à vocation d’éditorialiser le rapport entre création artistique et espace public, est plus que salutaire.

 

* Myriam Lefkowitz, Walk, Hands, Eyes, dans le cadre d'une résidence de l'artiste aux Laboratoires d'Aubervilliers

 


Crédits photos : Pierre Benjamin Nantel et Marylise Navarro

Publié le 16/02/2019