Aucune écriture préalable n'a présidé à la réalisation des Cheminants. Il s'est fabriqué sans préparation ni répétition. Le film procède plutôt d'un désir, celui de suivre trois danseurs. Chacun d'entre eux a été invité à choisir 5 termes qui ont été gravés dans du bois de hêtre. Ces mots irriguent le film en le plaçant au carrefour de multiples sens et de diverses possibilités de déploiement. La forme du film a véritablement été nourrie par cette série de mots gravés, qui lui donne un aspect qui se connecte directement avec le travail de Yaïr Barelli, l'un des danseurs dont Les cheminants fait le portrait, qui a fait de la linguistique avant de danser.
Ce dispositif, qui provoque le film à une forme de narrativité qui lui échappe, vient à la rencontre d'images tournées dans le cadre du projet Roman Photo de Boris Charmatz auquel Carole Contant a participé. Le chorégraphe, alors qu'il vient d'arriver au Musée de la danse à Rennes, en 2009, lance en effet un appel à candidature auprès de danseurs amateurs pour rejouer sur un plateau un livre de photos, 50 ans de danse, autour de l'oeuvre de Merce Cunningham. C'est ce Flip book chorégraphique qui a impulsé l'idée du film, dont l'enjeu premier était de montrer ce qu'il peut y avoir de chorégraphique dans le désir de faire des films.
C'est cette situation de rencontre entre plusieurs dispositifs qui donne aux Cheminants cette très grande densité, et le caractère pourtant très limpide de son déroulement. Ce film pose en effet directement les questions du chemin et de la recherche et veut les saisir dans leur dimension existentielle. Il se donne en effet comme un processus qui se remet lui-même en jeu constamment, notamment par le prisme de la relation du plateau aux images, que le film nous invite à appréhender de manière radicalement nouvelle, en bouleversant les rapports habituels à l'écran et à la projection. Ces derniers sont eux-mêmes mis en scène, ils occupent l'espace de la danse et deviennent partie prenante de la chorégraphie filmique. Ce parti pris de réalisation est sans doute une autre manière pour Carole Contant de mettre quelque chose de sa singularité à la fois dans le film et sur le plateau, et encore une façon de porter le film à la première personne et de s'y immiscer pour s'y exercer à la danse comme à un long apprentissage. Carole Contant prolonge ici, en l'explorant sous de multiples aspects, un geste qu'elle a déjà déployé à de nombreuses reprises dans ses précédents films. C'est aussi cette dimension là qui fait que ce film questionne de front ce qu'il en est de rechercher et de cheminer, dans ce tramage intime entre des préoccupations personnelles et des problématiques extrinsèques à ce courant intime, liées aux danseurs qui viennent lui faire écho. C'est le chemin auquel nous invite Jodorowsky, quand il souligne qu'être un corps, c'est toujours être en lien avec soi et avec l'univers.
Le montage du film s'est fait de manière assez intuitive, à partir de 70 heures de rushes. Les images se sont appelées les unes les autres, dans leur capacité à faire danser le montage. Il y avait toutefois un équilibre à trouver entre les danseurs. Il fallait notamment les identifier pour pouvoir les perdre, et les retrouver. Le film s'est construit comme un delay sonore, en regard de quoi le dispositif de diffraction de la projection fait particulièrement sens.
Le sujet immédiat du film, c'est le mouvant. C'est pourquoi la nécessité de confronter le corps à son archive a surgi. C'est pourquoi il était important également de s'intéresser à des personnes qui ont changé subitement de parcours et sont venues à la danse depuis un terreau qui peut lui sembler étranger, mais où le corps pourtant peut prendre appui pour sauter, ce qui relève déjà de la danse, rejointe pleinement dès cette première aspiration, dès ce commencement.
La dimension de recherche existentielle du film passe en même temps par des choses très concrètes : la danse est un moyen de vivre, et elle confronte celui qui s'y adresse à la nécessité de régler des situations ou des problèmes des plus triviaux : déplacer une pierre, couper des morceaux de tapis, monter un décor, etc. Le film est à la fois, et sous le même rapport, esprit et matière. La danse est là où se vit de manière très immédiate que l'invisible se donne à voir dans les choses les plus triviales.
Les cheminants, finalement, c'est un geste sans origine et sans terme. Les récits montrent toujours qu'il y a un avant et un après. Mais le propre d'un geste dansé - et le film peut en être un - c'est de proposer un suspens entre cet avant et cet après, entre ce début et cette fin. C'est ce qui donne aux Cheminants ce caractère irrésolu, c'est-à-dire non pas incertain, mais ouvert sur un chemin où nous sommes toujours déjà engagés, et qui pourtant se donne indéfiniment comme encore à parcourir. Car il s'agit finalement d'éprouver un écart qui nous est intime et familier, de montrer cette fissure qui travaille dans le langage et y distingue ce que nous voulons et ce que nous pouvons dire. Une faille qui comme nous habite le langage et nous invite à y arracher pour le réaliser ce qui nous porte au plus secret de notre être.
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Compte rendu du séminaire Cinéma / Parole du 25 juin 2017.