« J’aime - mais il faut que je tarisse mon flot » Virginia Woolf, Une pièce bien à soi.
Et après encore, je serai vide est une expérience en ligne ouverte à toute personne s'identifiant comme femme et majeure, écrite, pensée et réalisée avec Mécistée RHEA. Elle sera disponible à partir du 20 juillet 2017, tous les jours, entre le coucher et le lever du soleil à l'adresse suivante : https://etapresencorejeseraivide.fr. Le site a été developpé par Nicolas BRUNELLE.
Toujours, cette filiation entre les feux et les femmes. J’ai cette image d’une meute, moins filles que flammes, qui arpente la vie comme une coulée de lave en marche. Elles incendient, elles débordent dans d’autres dimensions : leur passage est une marque sur le corps. Ce qui ravage, ce n’est pas l’ardeur de leur démarche ou le silence qu’elles emportent. Ce qui ravage, c’est qu’elles vivent dehors comme elles brûlent à l’intérieur. J’ai toujours senti cette particularité. Dans Ecarlate de Christine Pawlowska, les mots suivants : « J’aurais voulu être flamme, volcan, tempête – mais je suis flamme, tempête, volcan, et j’ai mal de ce que mon corps ne me suit pas ». De nombreuses femmes le décharnent dans l'art, ce corps délirant de désir et sa faim sourde, si intensément charnelle : Virginia Woolf, Annie Ernaux, Joyce Carol Oates, Sarah Kane, Chantal Akerman, Nancy Huston, Emilie Aussel, Annie Leclerc, Marguerite Yourcenar, Danielle Arbid, et tant d’autres. Après Ecarlate est venue l’idée que ce qui nous lie se situe dans cette conscience silencieuse de notre feu. Ces ententes involontaires, ces regards alourdis que nous nous portons comme des bêtes qui se reconnaissent, qui « pressentent et savent » : « nous n’habitons pas vraiment chez nous ». (1)
Toujours, cette filiation entre les feux et les femmes, et notre propension à être moins humaines qu’animales, moins terrestres que sauvages. Pourtant, quelque chose bloque. Le corps social n’autorise pas ces exaltations, et c’est à tous les endroits de la vie qu’on nous demande d’être mesurées. Ce n’est pas toujours un feu-follet qui nous pulse dans le ventre, mais un volcan opprimé. C’est à cette parole que nous voulons faire une place avec Et après encore, je serai vide, flamboyante, débordante de toutes les torsions et de tous les rythmes du corps. Et après encore, je serai vide est une expérience de la féminité, de la solitude et du désir partagé. Elle s'aborde comme un lieu d'intimité en flux web-caméra où le social n'appuie plus sur l'exaltation, la déraison, la fougue et l'absolu du corps. Elle est un lieu de parole nocturne délivrée où l'avidité et l'attente s'éprouvent dans la sororité et la reconnaissance. Une chambre à soi, un territoire où s’inventer.
Le désir dont il est question dans Et après encore, je serai vide est moins un parcours exhaustif du terme qu’une exploration vaste et sans limite du mouvement intérieur qui porte vers l’autre. De cette brèche qui existe entre l’autre et soi, où s’engouffrent de nombreuses intensités, toutes calibrées sur la force qui articule l’être à quelque chose de plus grand que la vie. De la force instable et intensive qui procède, se jette comme une maladie et ne se satisfait de rien. De la tension secrète qui part de la chair et se jette sur l’autre. De ce magnétisme que rien n’explique et que rien ne calme. De l'amour, celui que l’on se raconte à soi-même, secret, intime. De soi. De l’énergie qui porte au-devant de l’existence, des possibles de l’autre, décuplés dans l’air. De toutes ces personnes tenues dans le cloître des pensées avec la force du désespoir. Toutes sortes de forces, toutes sortes de volontés. Ces personnes, trop vieilles, trop jeunes, trop loin, trop près, trop interdites. Ces forces, trop sauvages, trop peu raisonnables. De cette charge qui claque contre les dents, de ce corps qui fait déborder dans d’autres dimensions quand soudain, il n’y a plus rien d’autre que le désir. De ces êtres si loin, aimés si près de la chair.
Le titre Et après encore, je serai vide est extrait d'une pièce de théâtre de Jean-Luc Lagarce, J'étais dans ma maison et j'attendais que la pluis vienne. Ecrite pour cinq comédienne de tous âges, la pièce explore le sentiment d'attente et l'absence de l'autre. Cinq femmes accueillent un homme revenu de la guerre après ce qui apparaît comme des siècles. Le texte fouille cette expérience de la relativité du temps et de l'inquiètude du désir. L'aînée dit alors la chose suivante :
« Nous serons juste là, tendues, le corps en avant, sans autre attention que de voir passer le moment imperceptible, l'heure exacte, juste la respiration,et nous serons épuisées pourtant de ne rien voir, détruites par les infimes détails, l'apaisement, tout ce silence à guetter le souffle, ces journées entières à marcher à pas lents et à s'inquiéter de notre propre violence et abîmées enfin par la lenteur, abîmées enfin par l'agonie.
Je ne serai rien d'autre que cela.
Et après encore, je serai vide ».
La parole de ces femmes s'articule de soi aux autres, ténue, elle s'arc-boute, se lance et se rétracte comme une vague, déliée et sauvage. Elle s'invente et fouille, projetée et intérieure à la fois, intime et vivante par sa seule existence à l'intérieur de cette communauté construite - cinq femmes, soeurs, filles et mères. C'est le lieu d'une telle parole que souhaite inventer Et après encore, je serai vide : un territoire libérateur marqué par l'indisction fondamentale entre ce que l'on se raconte et ce qui existe. Une place au sensible, une scène à investir. Un infini personnel.
« J'espère que vous allez laisser les histoires, c'est à dire la vie, vous arriver, que vous allez travailler avec ces histoires issues de votre existence -la votre, pas celle de quelqu'un d'autre- les arroser de votre sang et de vos larmes et de votre rire, jusqu'à ce qu'elles fleurissent et que vous fleurissiez pleinement à votre tour. C'est là la tâche, l'unique tâche ». (2)
J’ai toujours trouvé les pratiques numériques nocturnes très mystiques. Leur densité est comme un bout du ciel descendu sur terre, puissamment artificiel mais chargé de toutes les âmes du monde. Il y a un terrain commun entre cette sensation de gravité qui saisit le corps – l’univers des possibles rendu léger – et le désir : une plongée, une chaleur qui circule, qui n’est pas dans la chose mais s’y projette avec force. Il se pourrait alors que, dans cette circulation, une philosophie naisse. Une brèche pour se penser. L’intensité ressentie alors est à la mesure de l’ardeur du désir.
Le dispositif d'Et après encore, je serai vide est présenté ainsi :
« Vous avez ce désir à exprimer et dans l’immense solitude nocturne partagée, vous vous connectez sur Et après encore, je serai vide. Il est 21h21, le site vous ouvre ses portes, jusqu’à 05h49 demain. Vous enregistrez une vidéo face à votre webcaméra. Vous avez de 1 à 30 minutes. Une fois l’enregistrement lancé, vous ne pouvez pas revenir dessus, il existe comme tel et sera visionné comme tel. Vous pouvez l’arrêter à tout moment, néanmoins, vous ne pouvez pas recommencer. A la fin de votre capture, il vous est demandé si vous acceptez, dans le cadre exclusif du projet artistique, d’être recontactées ultérieurement. Votre adresse mail vous est également demandée. Votre vidéo est modérée. Une fois acceptée, elle sera publiée et vous aurez accès avec un lien unique, valable 48H après première consultation, à toutes les autres vidéos, anonymes et brutes Aucune vidéo ne sera utilisée sans votre accord. Vous avez l’entière maîtrise de votre image : si vous souhaitez que la vidéo soit retirée après avoir accepté, elle le sera ».
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(1) RAINER, Maria Rilke, Élégies de Duino (1922), Paris, Garnier Flammarion, 1992, traduction française par Joseph-François Angelloz, Ière élégie, p. 41.
(2) PINKOLA ESTES, Clarissa, Femmes qui courent avec les loups, Paris, Le Livre de Poche, 2001.