Contrariété de la matière : Nous ne serons plus jamais seuls de Yann Gonzalez

« La matière ou l'étendue renferme en elle deux propriétés ou deux facultés : la première faculté est celle de recevoir différentes figures, et la seconde est la capacité d'être mue. » (1)

L’évènement formel : détachement du corps

Nous ne serons plus jamais seuls, court-métrage de Yann Gonzalez, met en scène une fête d’adolescents et les évènements qui la jalonnent, de l’amour à la danse, jusqu’à un dénouement fantastique. Un plan retient particulièrement mon attention : celui de l’apparition d’une danseuse, faisant évènement par sa rupture dans le déroulement de la séquence. Le plan qui précède est celui d’une adolescente accoudée contre un mur, buvant au goulot d’une bouteille ; celui qui lui succède présente un couple s’embrassant. Le surgissement de ce plan fixe au ralenti sur une jeune-fille dansant de manière effrénée se dissocie de l’ensemble : avant comme après, le mouvement dans le plan suit une vitesse de défilement normale ou accélérée. C’est un évènement formel, en ce qu’il « tend irrésistiblement à arrêter le regard, à troubler l’économie de son parcours » (2). L’accélération du rythme de la musique, la place qui est faite au corps dans le cadre en témoignent. Habituellement traversés par des ombres, leurs gestes rompus par d’autres personnages traversant le cadre, les corps sont flous ou décadrés, saisis dans des micro-plans et ramenés à un régime du visible perturbé. Ils laissent entrevoir une communauté, les adolescents, qui s’érige en agglomérat de corps mais laisse rarement la place à une affirmation singulière. Quand bien même cette singularité voudrait se frayer une place dans le cadre, elle s’en trouve contrariée. Au contraire, cette danseuse, entourée de ces corps indistincts, est focalisée par la mise en scène : elle se trouve au centre du cadre, baignée d’une lumière frontale, filmée au ralenti. Elle vient ainsi absenter ce qui l’entoure par ses mouvements effrénés qu’accentuent le ralenti, ses cheveux et ses gestes fragmentant les autres corps. L’évènement se situe dans cette différence : alors que les corps peinent à se faire une place, bataillant pour leur place dans le cadre, absentés par la lumière ou le mouvement, l’adolescente est, au contraire, en position de force dans le cadre. La mise en scène offre à son corps une figuration différente, supposant par la plasticité une présence totale.

 

 

Du contraste : figurer l’infigurable

La manière dont la mise en scène prend le corps et prend corps tout à la fois avec lui inclut une série de contrastes. D’abord, le mouvement du corps est saisi en un seul plan d’une durée assez longue pour s’inscrire dans le temps et tout à la fois donner au rythme une régularité. L’immobilité ainsi créée par l’absence de montage fait émerger un rythme lent qui s’accorde au ralenti, décomposant les mouvements du corps, les gestes se trouvant étirés. Pourtant, ce premier régime de figuration du corps entre en tension avec un second : les mouvements de la danseuse sont effrénés, la musique suivant avec elle une accélération. De même que le ralenti cherche à saisir le corps, le corps se dérobe à ce saisissement par une cadence qui le fait, par intermittence, sortir du cadre. Le visage se dérobe à la vue, les cheveux le cachent. Ce n’est pas seulement les autres corps que celui de la danseuse rend indistincts mais son propre corps qui semble se soustraire à cette visibilité. La confrontation de ces deux flux, on la retrouve également dans la musique (3) : une voix suave et lente chante par-dessus un son cadencé. La mise en scène rejoue une ambiguïté : d’une part, elle capte, d’autre part, ce qu’elle capte semble être l’impossible captation du corps. D’un même mouvement, elle figure ce qui se défigure. Elle entre en conflit avec ce que suppose le ralenti, elle ne permet plus de contempler les détails, de révéler les micromouvements mais leur offre seulement une visibilité partielle, troublée. La présence du corps s’en trouve alors dérangée : celui-ci n’est plus figuré dans sa simple existence. Il se trouve maintenu entre une langueur – le ralenti – et un déchaînement ; entre une fragmentation – la décomposition des gestes – et un étirement – ces mêmes gestes inscrits dans le temps.

« Les images de corps projetées au ralenti ou à l’accéléré sont appréhendées à partir de comparaisons et d’associations d’idées qui répondent au souci de décrire les dimensions jusqu’alors inconnues auxquelles accède désormais le regard humain. À propos du ralenti, on évoque « ces chevaux au galop qui semblent de bronze rampants », « ces chiens courants dont les contractions musculaires rappellent les ondulations des reptiles », « ces oiseaux qui semblent danser dans l’espace », « ces boxeurs qui paraissent nager » (Faure 1920: 26-27), ces « danseurs de ballets russes transformés en animaux, par suite d’une intervention diabolique » (Desclaux 1921) ces chevaux se mouvant « dans un milieu demi-solide, dans un air visqueux » (Pierre-Quint 1925: 169). » (4)

Le corps, parce qu’il est saisi au ralenti, et par ses mouvements décomposés, se trouve à la fois perceptible et changeant : le corps de la danseuse semble, par ce ralenti, déjouer la danse pour entrer dans une lutte qui confine parfois à une certaine bestialité. Finalement, la matière du film s’attaque à la matière corporelle, l’un mu par l’autre, l’un recevant les figures de l’autre, et ce de manière interdépendante. Cette contamination, c’est le mouvement qui l’irrigue : la mise en scène et le corps suivant une vitesse différente, la lenteur de l’une accentuant la convulsion de l’autre, et inversement. Les mouvements s’affectent mutuellement, et la présence du corps est mise en crise. Sa monstration s’arrache à un effacement, cet effacement sans cesse contrarié à son tour par la monstration. Le ralenti n’est plus pure présence, mais fait se mouvoir le corps différemment, atteignant ce que Jean-Christophe Bailly définit ainsi :

« Il y a des cadences, des rythmes et, pour tout dire, des états de matières différents, qui permettent à la chaîne du vivant de s’accomplir tout entière selon un arc des possibles allant de la quasi inertie à l’agitation la plus fébrile, de l’installation structurelle la plus figée à l’instabilité la plus grande. » (5)

Ces « états de matière différents » place le corps dans cet « arc des possibles » qui en fait, à la fois, matière privilégiée et fuyante du cinéma. Dans ce saisissement du corps par la mise en scène, de la mise en scène par le corps, nous pouvons voir l’érotisme à l’œuvre. Sans cesse pris entre un mouvement de fixation et de fuite.

 

 

Le ravissement : réinvention du corps

Au-delà du contraste et de l’apparition contrariée du corps, l’autre motif que jouent simultanément le mouvement et le son n’est autre que la répétition : les bras vont et viennent, la chorégraphie basée sur une répétition de gestes, tout autant que le rythme de la musique est lancinant, baigné dans ces mouvements de retours. Le ralenti et la répétition viennent donc, simultanément, créer un érotisme proche du « ravissement » de Roland Barthes :

« Je reconstruis une image traumatique, que je vis au présent, mais que je conjugue […] au passé : "je le vis, je rougis, je pâlis à sa vue. Un trouble s'éleva dans mon âme éperdue" : le coup de foudre se dit toujours au passé simple : car il est à la fois passé (reconstruit) et simple (ponctuel) : c'est, si l'on peut dire : un immédiat antérieur. » (6)

 

 

En figurant le corps à une vitesse de défilement qui n’est pas celle de la réalité, la mise en scène reconstruit le corps et ce faisant, le défigure. Cette action de la mise en scène sur le corps capture, sidère et trouble. Elle reconstruit et fait surgir, et ainsi, ravit, dans son sens propre : « s’emparer par la force ». Mais elle s’empare aussi de nous, qui subissons le rapt (7) en même temps que nous le construisons, comme à la place d’un personnage-spectateur qui ferait revenir l’image au sens kierkegaardien : « répéter avec une variante obligée […] refaire pour mieux faire ou plutôt pour mieux défaire. L’idée de la reprise c’est retrouver sous une forme différente et nouvelle » (8). Cette substitution du spectateur au personnage, du personnage au spectateur, est le fait de l’absence d’un élément : entre « l’objet aimé » et nous qui le regardons, aucun personnage ne subjectivise cet état désirant. Nous ne serons plus jamais seuls parvient à replacer le cinéma comme chair à aimer où nul intermédiaire n’entrave la puissance des sensations. Le film touche ainsi à cet endroit trouble où la vie et les images mouvantes se confondent, comme une seule et même puissance qui traverse le corps. Ce n’est pas seulement la danseuse qui captive cet érotisme brûlant devant lequel s’anéantissent les frontières mais la démarche cinématographique toute entière qui emporte. Et alors, seulement, le film peut nous hanter et nous le hantons à notre tour, rejouant l’intensité du frottement à l’altérité.

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(1) MALEBRANCHE, N., De la recherche de la vérité : Livre II (1674), Paris, Flammarion, 2007, p. 41. 

(2) ARASSE, D., Le Détail : Pour une histoire rapprochée de la peinture (1992), Paris, Flammarion, 2009, p.7.

(3) « Come see » du groupe Belong

(4) GUIDO, L., L’âge du rythme : cinéma, musicalité et culture du corps dans les théories françaises des années 1910-1930, Suisse, Payot-Lausanne, 2007, p. 75. 

(5) BAILLY, J.C., Sur la forme, Paris, Manuella Editions, 2013, p. 24. 

(6) BARTHES, R., Fragments d’un discours amoureux, Paris, Seuil, 1977, « Ravissement », p. 229.

(7) Le terme est emprunté à Alain Bergala dans : BERGALA, A., Monika de Ingmar Bergman, du rapport créateur-créature au cinéma, Paris, Yellow Now, 2005, p. 46-61.

(8) KIERKEGAARD, S., La Reprise (1843), Paris, Flammarion, 2008, p.17. 


| Auteur : Pauline Quinonéro

Publié le 17/07/2017