Latifa Laabissi signe une pièce d’une terrible actualité et d’une grande justesse, portée par un humour impitoyable, littéralement combatif, car il faut prendre à bras le corps le racisme ordinaire, débusquer, dans les attitudes et les regards les plus courants, la façon dont il mine et empoisonne le quotidien.
Dans sa dernière pièce, Self Portrait Camouflage, un solo habité par une foule de voix, de visages, de corps laissés pour compte, l’artiste s’attardait déjà sur les représentations de la différence. Dans sa nouvelle création, Latifa Laabissi poursuit cette démarche et choisit Sophiatou Kossoko pour l’accompagner.
Les deux performeuses s’avancent masquées. Elles vont au plus simple de l’expression physique. La réduction caricaturale et le grossissement des traits caractérisent ces présences insolites : fantômes sous des draps blancs, munies de deux paires d’yeux de telle manière qu’on ne peut pas savoir quand elles avancent ou reculent, ce qui ajoute un peu d’étrangeté à leur apparition en pleine lumière. Leurs visages se dévoilent, grimés à la façon des mascarades et comédies racistes où des blancs parodiaient des noirs. Leur présence se manifeste sur le mode du flottement et de la persistance rétinienne, et pourtant elles sont bien là, qui rodent autour du plateau.
Dès lors qu’elles se fixent devant des micros, le flux de la parole se déchaîne. Une déferlante des blagues douteuses déverse les pires préjugés raciaux. Le faux fou rire des protagonistes a du mal à prendre dans la salle. C’est un rire nerveux, car on ne peut plus éluder l’évidence que des concitoyens adhèrent à cet humour insoutenable. La présence de silhouettes muettes et inquiétantes derrière les rideaux tout au long de la pièce, rappelle ces membres du corps social quelque part corrompu. Est-ce contre cette menace constante et diffuse que les performeuses emploient un armement lourd, de guerre, dont elles vont faire parade sur le plateau. Elles guettent le danger, les yeux grand écarquillés, armes brandies vers le public. Mais ceci n’est que l’un des multiples leurres qu’agite la pièce.
Loredreamsong porte un regard juste et sans concessions sur une situation politique et sociale qui n’arrête pas de se dégrader. La vanité des armes à feu rendue à l’évidence, le seul moyen de combattre reste la parole. Dans une cacophonie qui fait écho de manière suggestive au brouhaha de la rue, une intervention se construit à partir d’abondantes énumérations des a priori (certaines femmes noires… - certaines femmes arabes…) pourtant soigneusement enchevêtrées en sorte que les mots forts sont toujours bien distincts, persistant dans les oreilles, malgré l’attention rendue flottante par les superpositions ou l’usage d’autres langues comme le néerlandais ou l’italien – choix qui n’ont rien d’innocents, vue la poussée de l’extrême droite dans ces pays. Cette adresse directe au public arrive comme une bouffée d’air frais, décapante mais salutaire : c’est lourd… comme une chape de plomb au dessus de Paris … Une hypocrisie généralisée s’y trouve démasquée.
La critique de la société actuelle ne doit pas exclure le petit monde de l’art et ses convenances rigides. Dear whores, une intervention de Lydia Lunch, est reprise, le souffle entrecoupé par l’effort combatif, et vient clore cette pièce, érigée en manifeste dont la rage reste aujourd’hui aussi pertinente. Le réactualiser ainsi c’est pour les performeuses une façon de se débarrasser des liens qui pourraient faire que leurs propos ne soient accueillis uniquement en tant que propositions artistiques et par conséquent absorbés dans le discours général et convenu, aseptisées et neutralisées. Elles veulent garder le côté agressif, rugueux, irréductible et irrécupérable de l’incorrigible punk anglaise. Cela nous concerne tous, ça dérange et l’intention première des performeuses est bien celle-la, aller au plus simple et au plus efficace, car effectivement il y a urgence !
Loredreamsong au Centre Pompidou, les 23 - 25 mars 2011.