Le souffle, la respiration, la voix, les chuchotements, les harmonies, les borborygmes, les nappes d’énergie qui s’accumulent, résonnent dans les architectures brutes du Palais de Tokyo, circulent et montent en tourbillons, les polyphonies et les interférences plus ou moins anticipées donnent la note si particulière, diffuse, s’imprégnant par capillarité, irrésistible, sensuelle et terriblement politique, enchantée, insidieuse et vitale de cette nouvelle édition DO DISTURB, dont Vittoria Matarrese assure le commissariat général.
Après un lancement placé sous le signe des grandes institutions muséales incontournables dans le domaine de l’art contemporain à travers le monde, et une deuxième itération beaucoup plus indisciplinée, peut être volontairement un peu brouillonne, dédiée aux écoles d’art, cette édition 2017 réunit une constellation rare de festivals défendant une même exigence de la création qui se joue des frontières entre la danse, les arts visuels et la performance. Au-delà des affinités électives qu’entretiennent ces propositions de TBA – Time Based Art Festival à Portland au DDD – Dias Da Dança à Porto, en passant par ActOral à Marseille, Santarcangelo Festival del Teatro in Piazza en Emilie-Romagne, Nuits Sonores à Lyon ou encore CAMPING au CND à Pantin, il est passionnant de remarquer les accents imprimés par les différents contextes socio-politiques dont ces manifestations témoignent.
Des chants enveloppent le public déjà présent en grand nombre pour le coup d’envoi de DO DISRURB. Les membres de la chorale Musarc portent ces harmonies au centre de l’espace, les disséminent au plus près des spectateurs. Les Tableaux Vivants véhiculent le pouvoir exaltant de la musique de manière subtile, diffuse, résolument inclusive, esquissent avant tout la possibilité d’un être ensemble apaisé. Une voix caverneuse chargée de résonances nordiques, charriant quelque chose de l’indicible des mythologies boréales fait parfois irruption dans le paysage sonore. Tori Wrånes revendique la touche imprévisible, incongrue, enjouée de ses interventions qui ouvrent davantage l’imaginaire et favorisent le décalage, le déplacement perpétuel. Un propos lumineux de Maurice Blanchot (Le Livre à venir) nous permet de saisir une dynamique à l’œuvre dans l’ensemble de la programmation DO DISRURB : « ce chant … était lui aussi une navigation : il était une distance, et ce qu’il révélait, c’était la possibilité de parcourir cette distance, de faire du chant le mouvement vers le chant et de ce mouvement l’expression du plus grand désir ».
Dans des registres complètement différents, les propositions de Rochdi Belgasmi, Zoufri, et Jacopo Miliani, A slow dance without name, prennent à bras le corps les circulations secrètes du désir, le font éclater avec fracas au grand jour en dépit des tabous, ou encore le couvent et le tiennent soigneusement en éveil pendant des heures, dessinent chacune à sa manière l’étendue d’une cartographie des possibles.
Les codes d’une culture jeune, branchée nourrissent les travaux de Naama Tsabar et Alex Baczynski-Jenkins. Ce dernier privilégie surtout la légèreté, la vitesse, la glisse avec US Swerve ou encore une certaine poétique intime et lancinante de la répétition avec The Tremble, certes poussées jusqu’à l’épuisement dans des longues plages temporelles. L’artiste israélienne, de son côté, penche vers l’intensité abrasive. La virulence des larsens de Untitled (double face), les sonorités électriques, cinglantes de l’instrument hybride qu’elle met au centre de ce processus de dédoublement agonistique, préparent d’une certaine manière la prise de position politique de Lara Schnitger.
Célébrations de la féminité et manifestes radicaux, les tapisseries de la série Suffragette City – exposée dans une première monture en France au FRAC Champagne-Ardenne en 2015 – affichent leurs couleurs vives et leurs messages liées aux luttes autour des questions du genre, de l’identité ou de la sexualité. Portées en procession au cœur de la Rotonde du Palais de Tokyo pour gagner ensuite l’esplanade l’Orbe New York, ces bannières évoquent directement la dernière action de l’artiste lors de Women March on Washington au lendemain de l’investiture du nouveau président des Etats Unis et militent silencieusement pour l’urgence de l’engagement individuel dans la vie de la cité.
L’espace confiné, intime du Point Perché palpite au rythme d’un échange subtil et néanmoins vital. Investi par les performers de Francesca Grilli, sur une proposition du Santarcangelo Festival, il fonctionne telle une soupape à même d’irriguer l’ensemble des propositions plus ou moins exubérantes qui se déroulent de manière concomitante ailleurs dans le Palais de Tokyo. Avec une grande économie de moyens, l’artiste italienne touche à l’essence de l’en-commun et du partage. Des respirations polyphoniques, ralenties ou haletantes, frôlant le sifflement aigu ou le ressac océanique, éminemment adressées comme des appels ou intériorisées comme des prières, dessinent les configurations mouvantes d’un paysage sonore organique qui invite à la porosité. The Forgetting of Air mobilise spectateurs et performers, dont certains, réfugiés, autour de la fragilité et de l’insistance obstinée du souffle, et déplace ainsi la prise de conscience à la fois à l’échelle intracellulaire et sur le plan de l’écologie politique.
Agissant toujours au niveau des particules et des gestes élémentaires, de mystérieuses perturbations atmosphériques affectent l’ensemble du niveau -1 du Palais de Tokyo. Lovée dans les entrailles du bâtiment, Oxidation Machine, l’installation immersive de Jonathan Uliel Saldanha, sur une proposition du Festival DDD – Dias Da Dança, déploie les mécanismes biochimiques de la respiration cellulaire. Il y va d’une certaine densité des vapeurs, des taux de cristallisation, des influx de son et de lumière qui opèrent en tant qu’agents actifs, libérant des énergies subtiles. Même si toutes les conditions ne sont pas réunies pour passer des heures, voire toute la nuit sur place, comme fut le cas lors de la première itération de cette pièce à la Casa de Serralves, à Porto, en 2016, cet environnement vibratile dessine une véritable zone qui suit ses propres intentions imprévisibles et règles potentiellement opaques, catalyseur des émotions, des sens et de l’imaginaire.
« Fire burning inside ». La ritournelle est farouchement obstinée, envoutante. Une intensité explosive, incandescente, profondément viscérale est à l’œuvre dans la performance de Dorothée Munyaneza et Holland Andrews, Fireball Lily, sur une proposition de TBA – Time Based Art Festival à Portland. Feu, fleur, lambeaux des ailles déchirées, nœuds de chair, flamme vive, l’artiste d’origine rwandaise basée à Marseille évolue tour à tout incognito ou impériale sous sa cape rouge sang. Présence magnétique, hautement disruptive, elle a le don de l’alliance secrète entre la boule de force qui fonce sur l’audience et la douceur de l’affleurement. Holland Andrews fait monter à partir de sa seule voix devenue multitude une polyphonie frôlant l’extase. Dorothée Munyaneza s’empare du micro, son imprécation en langues, lourde d’une véhémence contenue, amorce le glissement du paysage sonore vers les basses. Sa parole incantatoire consomme, ses doigts ne parviennent pas à retenir cet indicible qui part en cendres. Un cri gonfle irrésistiblement, chahuté par des vagues d’échos, la sortie de soi est imminente, l’architecture brute du Palais de Tokyo se met violement à résonner. Dorothée Munyaneza accueille le tumulte qu’elle vient de soulever un étrange sentiment d’apaisement rayonnant sur le visage.
La 3ème édition DO DISTURB a eu lieu au Palais de Tokyo du 21 au 23 avril 2017.