« Une personne sure d’elle, un volcan, une vague, l’amour, la joie, un charme irrésistible, quelqu’un qui a payé sa place » … l’entrée de chaque spectateur est accueillie par un présage, un constat, une supputation, placée sous le signe d’une « formule magique ». Ce rituel de passage est facilité par la configuration de la salle Panopée, dotée d’un ascenseur qui reste bloqué au niveau zéro, mais dont les portes s’ouvrent régulièrement pour laisser pénétrer le public directement sur le plateau. La traversée se fait au regard de tous les autres membres de l’assistance déjà installés dans les gradins. Une certaine porosité entre l’intérieur et l’extérieur est de mise. L’agitation du hall du théâtre se retrouve parmi les matières d’une bande son complexe qui multiplie les strates et les temporalités. Il y a notamment cette voix posée, au timbre volontairement didactique, documentaire, aux nuances neurasthéniques, qui transmet la partition de la pièce, met en partage ses interrogations primordiales, inscrites dans l’immédiate continuité de Ce (Con)texte, création 2014 de Yaïr Barelli : « Qu’est ce qui est possible ici (dans la salle de théâtre) et nulle part ailleurs ? »
« Ça commence, la lumière change » – chaque énoncé devient opératique, agit effectivement sur la situation. Le jeune chorégraphe poursuit avec ce nouvel opus l’exploration des jeux tautologiques et des décalages subtils entre pensée, parole et action qui lui sont chers. Une fois de plus tout est donné à l’avance, explicité minutieusement – « ceci est un enregistrement qui va générer un spectacle ». Les forces en présence sont activées soigneusement : « nous avons tous un rôle ». Le niveau d’engagement de chacun dans une situation, voilà un point essentiel dans la conception qu’a Yaïr Barelli du geste artistique et, plus largement, de toute action sociale. Le mélange réel / fictionnel – parmi les ingrédients duquel on compte, dans le cas présent, « le trac, beaucoup d’attente, une communication sensible, la patience… » – est plus que jamais imprévisible : « tout peut arriver ! » Le chorégraphe œuvre à ce que « la possibilité de devenir l’autre » devienne effective. Il s’agit d’une propension de son travail assez singulière dans le paysage chorégraphique actuel. Certains artistes l’évoquent, tout en le laissant au stade de vœux pieux. La ligne de crête est fine, le terrain, glissant, entre la prise de conscience des potentialités d’une situation, des capacités d’agir, de la puissance de cette communication sensible, et le risque de déborder du côté de la complaisance, de l’entre-soi lourdement référencé ou de la kermesse.
Quelqu’un se lève et prend la parole, il nous parle de ses adieux à la scène et pourtant le voici devant nos yeux, il nous livre même son astuce la plus puissante pour tenir devant ce qui apparait au premier abord comme un mur de visages lui faisant face. Outre la franchise cocasse de cette première intervention, la nouvelle création de Yaïr Barelli défriche d’entrée de jeu un autre régime de présence. Les yeux fermés, les mains sur ses oreilles, Jagna Ciuchta se lance dans une exploration des qualités sensibles du plateau – une première pour cette jeune plasticienne qui développe par ailleurs son travail dans le champ des arts visuels.
L’humour, les tournures inattendues, le plaisir physique non dissimulé, les échanges – souvent des souvenirs qui fusent par-dessus la tête des spectateurs ou se concrétisent dans d’improbables démonstrations ninja –, l’escapade au supermarché du coin, les mots trouvés pour dire, le délicieux doute qui persiste autour de ce vrai faux moment de panique, la complicité, confèrent son éclat au montage très inspiré dont procède la pièce. Cette première itération, le 30 mars, dans le cadre du festival Artdanthé, de Sur l’interprétation – titre de l’instant ménage quelques moments de grâce. Ainsi cette danse qui monte l’air de rien – caléidoscope finement incarné de métamorphoses brouillant les registres, mobilisant le corps de Lina Schlageter telle une lame – qui s’impose sur le plateau sans crier gare, faisant tarir le froissement insouciant des emballages de bonbons qui circulaient encore l’instant auparavant dans les gradins. Hypnotique, très puissant, ça scie, ça interpelle, ça n’a pas de nom !
Après maintes péripéties qu’il serait dommage de dévoiler, la voix neurasthénique revient pour lancer une dernière question qui ouvre l’espace théâtral vers l’extérieur, un autre type de scène à investir par son engagement physique et imaginaire. Alors qu’une « belle danse » – une fois de plus le chorégraphe prend un malin plaisir à jouer sur les définitions – dégage une plage temporelle lisse pour que les résidus des différentes situations traversées puissent se décanter, le constat s’impose d’une effective activation ludique et respectueuse des failles, des élans et des faiblesses, des émois secrets de chacun d’entre nous. Ici réside peut être la plus grande force de Sur l’interprétation, qui mérite de connaitre d’autres instants aussi riches de ce genre fertile de partage d’expériences.
Pièce jouée dans le cadre du festival Artdanthé, le 30 mars 2017.