Ses pièces agissent comme de véritables déflagrations, bousculent les codes du regard, interrogent le statut quo et les stéréotypes, vont chercher du côté des points aveugles de la représentation, ramènent sur le devant de la scène un propos éminemment politique, complexe, foncièrement incarné. Yellow Towel marquait son irruption dans le paysage de la danse contemporaine européenne saluée par un prix spécial lors de l’édition 2014 du festival ImPulsTanz. Dana Michel signe avec son dernier opus, Mercurial George (2016), une création trouble, âpre, profondément bouleversante.
Femme noire, Canadienne, Américaine, Caraïbéenne ou encore Africaine, la jeune artiste multiplie les grilles de lecture, en déjouant à chaque pas tout écueil démonstratif. Je me sens plus confortable dans le flou et le mystère et je n’aime pas m’attacher à une idée fixe. Je n’aime pas vivre dans la certitude. J’essaie d’exprimer dans mes performances des sensations et des réflexions qui me traversent (…) Je me sens comme une archéologue bâtarde dans la jungle de moi-même et de ma culture, avoue volontiers la chorégraphe.
Des matériaux et formes incertaines sont jonchés sur le plateau : des bouts de tissus, une fourrure synthétique, des sacs noirs dont le plastique confère sa texture amplifiée au son ambient. Par touches éparses, un règne de l’indétermination, des ressources mineures, qu’elles soient élémentaires ou complètement inattendues, se dessine. La besace est pleine, qui libère progressivement ses fictions spéculatives, cristallisées autour de la survie – quand des grains de riz se répandent sur le tapis de danse – mais aussi de la guérison et des savoirs vernaculaires – dont témoignent les chairs monstrueuses d’une racine – ou encore de la nuit et de la fête – avec ce masque de ski rouge, qu’on imagine faire des fureurs dans les raves les plus débridées. La performeuse louvoie, finit par ramper dans la zone de lumière. Son corps élastique, félin, est sujet à d’étranges tensions instables, des petits spasmes le secouent. La gestuelle est contrainte, les coordinations motrices semblent péniblement laborieuses, toujours au bord du déséquilibre. Des actions dont la logique parait complètement opaque, dessinent, à travers ces déambulations toujours obliques, déroutantes, des topographies inhabituelles du plateau avec ses pièges et ses lieux ressources.
Dana Michel multiplie les éclats de corps autres, marginaux, déchus, empêchés, dont les codes de bienséance nous apprennent à détourner ostensiblement le regard. La performeuse les convoque à la tribune, car le volume imposant qui trônait mystérieusement au centre du plateau, espace occulté ne faisant pas l’économie de ses potentialités contradictoires – abri de fortune, lieu d’autorité, cocon enveloppant – se révèle être une estrade, à partir de laquelle la voix porte dans un exercice de ventriloquie aux accents véhéments, autoritaires, graves ou encore légers, regardant à tour de rôles du côté des politiciens, des prédicateurs ou des magiciens de pacotille et des prestidigitateurs. La polysémie est toujours de mise, les angles et les points de vue se succèdent vertigineusement et se conjuguent dans des agrégats de sens inattendus. La danse résiste, à l’image de cette pâte verdâtre que la chorégraphe, engageant les avant-bras, les coudes, le poids de tout son corps, est désormais en train de pétrir. Dana Michel entame une marche circulaire en marges du plateau qui conjure, convoque, laisse reposer, circonscrit, accélère une nuée de présences indicibles. La séquence s’installe dans la durée, le régime du visible est ravalé lentement par cette respiration profonde de l’océan qui enfle dans une redoutable houle, laissant entendre, avec le cliquetis affolé de petits cailloux, sa puissance d’érosion, de déchirement, de dislocation et de déplacement, une amplitude imaginaire vertigineuse, aux résonances transhistoriques abyssales.
La lumière monte brutalement : ce qui reste est tellement dérisoire, directement lisible, assignable à des espaces emboités : milieu urbain, environnement domestique, casanier, territoire facétieux du politique versé dans le show-biz.
Mercurial George charrie une violence sourde, des tensions irrésolues, un trouble indéniable qui sape les certitudes, côtoie volontiers la déroute, potentialise la prolifération des géographies subjectives, toujours brouillées. Et pourtant la pièce trouve une résolution magistrale : tout apparaît clairement dans l'emprise enveloppante de cette houle océanique, implacable, qui assoit les choses en présence, tasse, sédimente, balaie les doutes. Force est de se rendre à l’évidence : tout est là ! Tout était déjà là, diffracté, instable, éclaté dans les mille corps fiers et brisés, anonymes, que la performeuse et chorégraphe amadoue, apprivoise, emporte sur le plateau, autant de germes d’histoires parallèles, secrètes, refoulées, autant de fictions féministes, minoritaires qui conjurent le silence et l’oubli. Dana Michel procède d’une excavation, les nerfs à vif. Un engagement physique sans faille et une boulimie enfantine définissent sa démarche qui s’attache à arpenter ces lieux d’urgence et de vulnérabilité. I was nobody, it was nothing disait une ritournelle – rarement cette part occultée aura résonné si puissamment sur une scène de danse.
Pièce jouée le 28 mars 2017 dans le cadre du festival Artdanthé
Première française le 16 juin 2016 au CDC - Atelier de Paris dans le cadre du festival June Events