Le pouvoir hypnotique de iFeel2 semble relâcher son emprise dans iFeel3. Le subtil venin distillé par cette nouvelle création de Marco Berrettini est autrement toxique. Le cercle s’élargit à quatre performers, les boucles répétitives deviennent ellipses où la figure géométrique entre littéralement en conjonction avec le procédé rhétorique, car la trajectoire sans cesse reprise par les danseurs inclut une part aveugle, un manque, une soustraction. Cycle de l’éternel retour, jeu de différences et de répétitions, révolutions en biais autour d’un axe constitué par l’estrade où la musique est produite en live. Les rythmes de Summer Music introduisaient déjà ce décalage irrésistible, entretenant la transe lancinante de iFeel2.
Les harmonies tour à tour cold-wave ou psychédéliques du binôme Marco Berrettini et Samuel Pajand s’organisent désormais en chansons qui scandent le mouvement d’ensemble de la pièce, y tracent un parcours sinueux, semé de chausse-trapes idéologiques, d’impasses où des générations entières semblent encore s’engouffrer allégrement, des voies rapides empruntées par des foules toujours aussi facilement manipulables. Marco Berrettini convoque une constellation éclatée de personnages charismatiques hautement controversés – de Ayn Rand à Jiddu Krishnamurti, en passant par Abby Martin, Peter Sloterdijk ou encore tel Grand Oratoire de la plus ancienne obédience maçonnique d’Italie – pour croquer, dans des esquisses acides, différents aspects de la marche du monde contemporain, alors que les danseurs, vêtus de manière générique d’un blanc qui rappelle les dragées anxiolytiques, s’obstinent dans leur trajectoire elliptique. iFeel3 réussit un véritable tour de force : tresser, de manière insidieuse, cette dynamique répétitive de la partition dansée qui installe une attention flottante où le moindre déraillement va faire événement, et les développements d’un argumentaire implacable qu’instillent les morceaux enjoués de Summer Music. Les conditions de réception sont pleinement réunies : plus un certain désœuvrement semble gagner le champ visuel, plus la grande messe, proférée avec une nuance d’autodérision salutaire par le chorégraphe à la voix de crooner, juché en haut de son estrade, devient efficace. Les germes du doute s’implantent subrepticement, les connexions se multiplient, des ramifications pressenties et pourtant inattendues prolifèrent follement, appellent l’auto-saisissement, la prise de conscience, posent de manière ludique, toujours en louvoyant, les conditions d’une reconsidération des rapports complexes entre l’individu et la communauté, d’un empowerment plus que jamais nécessaire.
Il suffit d’une étincelle pour lancer le tout : Spark est le titre de la première chanson – « inspirée par Ayn Rand », s’empresse de préciser un sous-titre, désignant ainsi la théoricienne d'un libertarianisme prônant l'« égoïsme rationnel » qui fait encore fureurs aux Etats-Unis et s’est exporté à travers le monde. « The world you desire can be won » – ce mantra inonde la grande salle du Nouveau Théâtre de Montreuil. Les quatre danseurs s’adonnent à leur parcours immuable, tout en adressant au public des regards équivoques qui minent la convention du quatrième mur et transmettent un sentiment d'incertitude. Peut être ont-ils une intuition larvaire de leur condition de prisonniers de ce carrousel obsédant qu’ils sont néanmoins en train de conforter ?
Carottes, betterave, fenouil, patate douce … – la recette fait rage parmi les afficionados des formules vegan – detox. Avec des inflexions de gourou, le chorégraphe détaille les bienfaits de ces breuvages contre le stress, la « sécheresse vaginale, la libido zéro … ». Les jus qui irriguent iFeel3 sont beaucoup plus ambigus. La « chaleur du Zeitgeist », pleinement chantée quelques instants plus tard, est déjà à l’œuvre. Les traits d’un monde post-humain qui encourage les implants et hybridations de toutes sortes avec les machines se précisent dans des boucles instrumentales hypnotiques, alors qu’au sein du groupe de danseurs, la mécanique donne les premiers signes de délitement – les tissus qui enveloppent les corps commencent à se déchirer attaqués par la sueur témoignant silencieusement d’un effort « humain, trop humain ». En vain ! « Les robots vont te voler ton job, mais tout va bien ». Le refrain de la chanson suivante n’a déjà plus rien de futuriste ou gratuit. Quant aux interprètes, ils ne cherchent plus à accrocher les regards des spectateurs, semblent avoir intégré les barrières invisibles. Parfois, une ritournelle purement instrumentale crée des respirations sur le plateau, laisse se décanter l’atmosphère chargée, électrique, fait résonner dans un ressac sourd tous ces présages finement accumulés. Les corps investissent et étirent les espaces intermédiaires.
« Why don’t we change ? » – la question est formulée frontalement sur des rythmes cold-wave dans une chanson inspirée par Krishnamurti, figure archétypale du gourou du XXème siècle, après avoir ardemment critiqué ce statut. La tension, le contrôle, le caractère totalitaire du parcours dansé sont de plus en plus saillants, alors que des craquellements de la routine, des micro-explosions et sauts d’humeurs irrépressibles se multiplient. L’horlogerie immuable se dégrade davantage, les interprètes marquent leur retard, pourtant la boucle continue, anomique, alors que Summer Music encense désormais, avec un entrain tout rockabilly « la chaleur du Zeitgeist ». Les habits sont en lambeaux, tels une deuxième peau en train de s’écorcher au moment de la mue. La fatigue, la sueur, les regards hantés participent pleinement de l'acte de performer le soi, avec les différences qui s’affirment dans cette Gnosis, prônant la «Divinisation de l’homme. Humanisation du divin », qui prend des allures de danse macabre. Le rythme est complètement décalé, les cycles des danseurs s’entrecroisent, chacun est dans son monde, parfois il arrive que l’un d’entre eux se retrouve seul sur le plateau, un sourire béat, perdu sur le visage. La musique se charge d’affects, charrie une tristesse indicible, le voyage vise les profondeurs, sans pour autant trancher entre les injonctions contradictoires. Dépeuplé par les interprètes, l’espace du plateau se creuse, fait terriblement résonner l’invitation béante qui se passe désormais de la médiation de la danse, adresse directe aux spectateurs : Follow me.
iFeel3 assume jusqu’au bout ses tensions constitutives. La liberté invoquée dans le titre est définitivement battue en brèche dans la lumière crue du dernier mouvement de la pièce. Si du point de vue formel, le renversement peut sembler radical, les mises en garde, les spéculations et les dérives idéologiques et sectaires, chantées et dansées tout au long de cette création, reçoivent désormais la consistance épaisse des jus des fruits et des légumes broyés.
Pièce jouée les 17 et 18 juin 2016 dans le cadre des Rencontres Chorégraphiques Internationales de Seine-Saint-Denis
Pour écouter : Summer Music