L’inauguration du nouveau pole de recherche intitulé La Parole de l’Art au Collège des Bernardins est marquée par le lancement d’une programmation — Questions d’artistes — très audacieuse, à l’écoute des formes d’expression de la création contemporaine les plus actuelles, sans pour autant trahir l’esprit de ce lieu parisien chargé d’histoire.
Yvane Chapuis, chargée des arts vivants, exprime la préoccupation de proposer avant tout un cadre d’expérience, de déployer un espace de possibles – « ici et maintenant » qui se joue entre ceux qui agissent et ceux qui regardent, au delà des logiques purement spectaculaires. Une attention particulaire est donnée à l’engagement des artistes dans la relation qu’ils établissent avec le public au moment de la représentation, car les œuvres sont envisagées comme mise en partage de questions qui concernent autant leur mode d’apparition que le monde à l’intérieur duquel elles prennent forme. Loïc Touzé, avec sa pièce Élucidation, la compagnie Gwenaël Morin avec Hamlet d’après Hamlet de Shakespeare ou encore Fanny de Chaillé et sa performance Bibliothèque vivante, et autant de propositions passionnantes touchant les arts plastiques et les musiques actuelles ponctuent cette saison.
La pièce de Xavier Le Roy, Produit d’autres circonstances, portée par une nécessité de rendre transparent le dispositif du spectacle, s’inscrit dans la lignée de cette programmation. Chorégraphe au parcours atypique, transfuge du monde du savoir scientifique, Xavier Le Roy signait en 1999 Produit des circonstances en réponse à une invitation à participer à la manifestation Body Currency à Vienne. Il s’agissait de proposer une pièce à partir des possibles liens entre danse et biologie (moléculaire) et plus largement entre art et science. Celle-ci a pris la forme d’une conférence biographique, muée en performance, format présent dans les arts plastiques mais beaucoup plus rare dans la danse. 10 ans après, Produit d’autres circonstances poursuit cette démarche qui se caractérise par une propension à déplacer les cadres de l’expérience, à dialoguer avec d’autres territoires : le savoir scientifique, la musique classique et contemporaine, ou encore une danse particulière, telle le Butoh.
La pièce répond à une commande de Boris Charmatz, dans le cadre d’une programmation élargie, éminemment corporelle, au Musée de la Danse, autour de la danse Butoh, à l’occasion de sa création La danseuse malade sur des textes de Tatsumi Hijikata. Rebutoh fut imaginée comme une soirée iconoclaste, donnant corps à notre appréhension occidentale de la danse Butoh, partagée avec Yves-Noël Genod et Latifa Laâbissi. Xavier Le Roy fait du Rebutoh est devenue Produit d’autres circonstances et le Butoh un simple prétexte pour une proposition que le chorégraphe a choisi de confronter à bien d’autres contextes. Son intérêt se porte moins sur le spectacle en soi, en tant qu’objet finit – d’ailleurs le texte de son intervention n’est pas encore arrêté dans une forme écrite – que sur la situation de spectacle en tant qu’espace-temps de partage et d’expérience, inscrit dans le présent, avec son degré d’incertitude et de prise de risque aussi.
Xavier Le Roy se donne pour tâche de mettre à nu les processus de production d’une création : la pièce est autant une réflexion sur les façons d’apprendre et de produire que les manières dont celles-ci sont conditionnées par le mode de vie que la société actuelle favorise ou impose. L’apprentissage, la transmission, la mémoire et l’imitation sont au cœur de cette proposition que le chorégraphe distingue de la conférence dansée. Ainsi, à la hiérarchisation d’un savoir spécifique, il oppose une construction attachée à la chronologie subjective. Son point de départ : une hypothétique phrase, un brin provocatrice, lancée à Boris Charmatz, selon laquelle on pourrait devenir danseur de Butoh en deux heures. Et voici que Xavier Le Roy se laisse séduire et entraîner par la littéralité du défi.
A partir d’un corpus aussi divers et accessible aux non-initiés que des vidéos postées sur internet, des extraits de films documentaires à la traduction incertaine (comme l’aura dévoilé un spectateur japonais à la fin d’un représentation à Berlin), des définitions trouvées sur Wikipedia ou des livres de vulgarisation, le chorégraphe restitue sur scène les chemins empruntés pour approcher la danse Butoh, pratique qui lui était complètement étrangère et avec laquelle, au fil de ses expériences – qu’il évoque dans une parole simple – et au gré des arborescences des recherches Google, il se découvre des affinités. Ainsi le penchant vers la transformation, le devenir autre du corps ou la quête, menée par d’autres voies, des sources du mouvement.
La force de la proposition de Xavier Le Roy tient à son honnêteté intellectuelle et à l’épurement intelligemment orchestré dans une démarche qui creuse l’écart entre ce qui se dit et ce qui en est donné à voir. C’est une démarche marquée par un sens aiguë de l’hospitalité. Il s’agit pour le chorégraphe de se rendre disponible, de se laisser traverser par des interrogations et des énergies étrangères, d’entrer en résonance avec cette danse des morts qui essaient de se tenir debout. Les soli qui ponctuent son intervention, reprises (Tino Sehgal), copies (Kazuo Ono) ou improvisations ne sauraient illustrer son propos, ils sont sa mise en acte même, par moment hésitante, travaillée et tiraillée par des forces et tensions interculturelles.