Mel O’Callaghan / Dangerous on-the-way

La descente est vertigineuse. Ce travelling vertical nous entraine dans le secret des strates minérales. La poésie compacte des titres des projets plus anciens menés par l’artiste en Australie nous revient à l’esprit : Each Mineral Flake Of That Night Filled Mountain (2011), Each Atom Of That Stone In Itself Forms A World (2010). La fluidité du mouvement et l’abstraction de l’image nous font perdre pied. Il y va d’une plongée dans les profondeurs de la matière géologique mais aussi visuelle. L’amorce sensorielle de Dangerous on-the-way est redoutable : face à cette projection qui investit toute une paroi de l’espace sombre imaginée par Mel O’Callaghan au cœur de son exposition au Palais de Tokyo, le sol commence à se dérober, nous nous retrouvons comme en apesanteur.

Nous voici dans le giron de la grotte de Simud Putih, la « grotte blanche » de Gomantong, dans le nord-est de Bornéo, en Malaisie. La caméra s’attarde désormais sur des détails morphologiques de la roche calcaire recouverte de guano et autres secrétions. L’immensité du puits se laisse deviner petit à petit. Un complexe réseau d’échafaudages de bambou, d’échelles suspendues, vacillantes, et de cordages dévoile son travail arachnéen. Mel O’Callaghan a l’intuition de la puissance fictionnelle, transformative de ce formidable Deus Ex Machina fragile, vernaculaire. Avec une saisissante patience contemplative, tressant subtilement gros plans et images d’ensemble, l’artiste nous place au cœur d’une scène naturelle hors normes où se joue depuis des siècles un périlleux rituel dont le vertige et l’étourdissement sont les mots d’ordre. Des autochtones Orang Sungai se hissent parfois jusqu’à 120m, vers le sommet de la grotte, pour collecter, deux fois par an, les précieux nids d’hirondelles qui entretiennent un florissant commerce avec la Chine. Cette épreuve, en prise directe avec l’abime, se charge de la force extatique d’un rite d’initiation. Le danger est omniprésent, la concentration extrême, l’équilibre toujours précaire. Cette danse grouillante, aux gestes précis au dessus du vide, peut basculer à tout instant. C’est surtout dans la durée qu’un trouble glissement s’opère : des devenirs araignées, chauve-souris ou peut être salanganes sont à l’œuvre. Des cris et autres appels dans une langue qui nous demeure inaccessible tissent un rythme hypnotique chantonné que déchirent par instants les lueurs des torches frontales traversant l’objectif de la caméra. Des plans abstraits, comme si tout point de vue était annihilé par l’immensité du volume, alternent avec des images situées, à la beauté époustouflante, qui embrassent l’énorme coquillage de Simud Putih et favorisent davantage la perte des repères. Progressivement les plans de coupe deviennent flous, installent une sensation physique d’étourdissement, invoquent subrepticement des états altérés de conscience. Ce grain assez rugueux, la haute définition qui vacille, font irruption à des moments précis dans certaines pièces vidéo de Mel O’Callaghan. Et l’artiste d’avouer : « J’adore cet aspect de l’œuvre. C’est dans ces moments que la réalité de la fabrication de la matière devient évidente. D'une certaine manière, les spectateurs sont invités à vivre la rudesse du paysage et de l'expérience de l'être. »

L’extase est proche : on l’atteint en gravissant (ou en descendant ?) patiemment des paliers. Dangerous on-the-way reprend pour un moment cette approche documentaire – que par ailleurs, le film n’a de cesse de sublimer – qui s’attache aux gestes simples, empreints d’un effort titanesque, du travail collectif. L’énergie monte, telles ces passerelles hissées vers les sommets de la grotte. La fébrilité est palpable. La caméra saisit des yeux dont les pupilles se dilatent démesurément dans l’obscurité environnante. L’atmosphère devient vibratoire. L’image se laisse déborder par des irisations fulgurantes. Le film rend pleinement manifeste sa propension immersive, convoque un état de synesthésie également appelé de ses vœux par le titre de la performance To Hear With My Eyes, activée régulièrement au sein de l’exposition. La nuque brisée vers le haut, les goutes de sueur qui perlent sur le front et surtout ces yeux exorbités nous hantent. L’artiste avait déjà exploré dans L’Acte gratuit (2014) la puissance du gros plan maintenu obstinément dans la durée, à accueillir toute la charge indicible du hors-champ, à saisir le flottement fertile du référent absent, d’un contexte plus large, et pour Dangerous on-the-way carrément ineffable, l’extase, qui tend à se dévoiler par ses effets sur un visage à la fois dévasté et serein. /// L’œuvre se boucle sur elle même. Les lueurs sont désormais lucioles dans une plongée macrophotographique dans une zone de pullulement indifférencié, avant que la caméra ne remonte à la surface, se tenant à une distance panoramique qui surplombe la forêt tropicale, sans rien laisser deviner des ces abimes à même de concentrer un tel déploiement d’énergies.

Dangerous on-the-way
Exposition au Palais de Tokyo, 3 février - 8 mai 2017
Commissaire : Daria de Beauvais


Crédits photos : Mel O’Callaghan
| Lieu(x) & Co : Palais de Tokyo

Publié le 07/03/2017