The Viewers nous interpellaient par l’insistance de leur regard et de leur présence silencieuse dans les espaces du Palais de Tokyo ou encore du MAC/VAL. Dans le cadre d’une exposition dédiée à Yvonne Rainer au Centre d’art contemporain La Ferme du Buisson, Waiting Room nous plongeait dans l’atmosphère trouble d’un espace neutre respirant un certain désœuvrement masculin directement inspiré de la situation des Hittistes en Algérie. Carole Douillard travaille essentiellement dans le champ de la performance. Son exposition Le Corps du répertoire / Body of Index, fruit d’une résidence au sein du Centre des archives du Féminisme dans le cadre d’un projet soutenu à la fois par le Frac des Pays de la Loire et l'Université d'Angers, est encore visible jusqu’au 11 mars à la Galerie 5, alors que l’artiste est en train de préparer le tournage d’un film dont l’image sera signée par Babette Mangolte, figure incontournable de l’avant-garde cinématographique new-yorkaise des années 70. Rencontre autour du corps, du document et des problématiques liées au genre, lignes de force d’un travail qui s’impose par la justesse de son engagement plastique et politique.
ABLC : Quelle place occupent les questions du genre dans votre travail ?
Carole Douillard : Je me rends compte, et cela se confirme avec les années, que je suis profondément féministe, mais aussi « masculiniste » au sens d’être pour une réflexion poussée sur le genre, sur la manière dont la société opère des violences ou des dominations en fonction de ce critère. J'adhère à toutes les émancipations, je suis donc féministe, mais pas seulement. Je suis attachée à la question de la place de l'individu dans la société de manière globale, je n'entends pas dissocier le genre d'un contexte identitaire plus complexe.
Prenons l'exemple de Dog Life, l'intitulé de l'ensemble de la recherche que je mène en Algérie depuis 2013. Au départ j'orientais mes questions autour du corps des femmes dans l'espace normé par l'islam contemporain. Etre une femme et se déplacer dans l'espace public Algérois en ce moment sans être voilée est vraiment compliqué, c'est malheureusement une réalité. J'ai commencé à travailler depuis ma corporéité — mon corps comme outil plastique — et puis, petit à petit, le terrain m'a amenée à me questionner sur cette hyper présence des hommes dans l'espace public d’Alger. Il y a une telle virilisation du corps masculin, les codes de théâtralité et de sur-jeu de la masculinité sont tellement appuyés que cela frôle le cliché. La société contemporaine algérienne est difficile pour les êtres qui y vivent. Le constat de cette saturation de l'espace public par les hommes, le phénomène social des Hittistes *, a été le point de départ de The Waiting Room, pièce pour six performers qui zonent, attendent, sont a priori désœuvrés et finissent par proposer un autre rapport au monde, plus lent, plus calme, incertain, contemplatif.
Sans avoir fait toute cette recherche à partir de mon propre corps de femme dans l'espace public en Algérie, sur la présence des hommes, j'aurais peut être abordé autrement le fond du Centre des archives du Féminisme à Angers. Je me suis lancée dans le projet Le corps du répertoire/Body of Index en gardant en mémoire l'apprentissage corporel de cette expérience antérieure. Mon travail me transforme. Toute recherche performative est transformatrice.
ABLC : Evoquons désormais la première rencontre avec les documents du Centre des archives du Féminisme.
Carole Douillard : J’ai été accueillie à bras ouverts à l’Université d’Angers pour une résidence au sein des Archives du Féminisme (CAF – Université d’Angers). Au départ on m'a proposé de consulter le catalogue en ligne, de passer par le protocole habituel, mais j’ai très vite ressenti le besoin d'être physiquement immergée dans les archives. On m'a accordée cette permission. Je me suis littéralement enfermée dans les rayonnages. J'ai pu passer deux mois en demi à fouiller dans les boites. Je me suis plongée corps et âme dans ce travail de récolte. J'étais très émue de pouvoir rentrer dans l'intimité et dans la singularité de tous les écrits et de toutes ces luttes liées à l’émancipation des femmes. Il s'agissait de trouver un lien possible entre une activité corporelle et les textes, les images, les objets contenus dans ce fonds très riche.
ABLC : Le fond du Centre des archives du Féminisme est l’un de plus important en France. Revenons un instant sur quelques pans de l'histoire des luttes qui s'y trouvent documentées.
Carole Douillard : Le premier document conservé remonte à 1882 et le plus recent date de 2016. Cela permet de traverser plus d'un siècle de luttes. Y sont conservés des lettres, des manuscrits, des textes, des cartes postales, des boites d'allumettes, des affiches, des décrets, des comptes rendu d'associations, des outils de travail d'un médecin gynécologue, des tracts, des badges, ainsi que différents documents vidéo sur les supports les plus variés : Betacam, Dvd, cassettes Vhs, films Super 8.
Certains fonds exceptionnels m'ont particulièrement intéréssée : celui d'Yvette Roudy, ministre de François Mitterrand et celui de Benoîte Groult, écrivain, journaliste et militante — deux femmes très importantes dans l'histoire contemporaine de la France. Je suis aussi allée chercher dans le fond d'un médecin gynécologue qui fait partie des pionniers des luttes pour la contraception des années 50, 60. J’ai rapidement compris que chaque lutte est reliée à son contexte historique.
En fonction des périodes, les questions ne sont pas du tout les mêmes : la première revendication, à la fin du XIXème, est l'instruction — le droit des petites filles à accéder à l'école. Ensuite, c'est le droit de vote, acquis seulement en 1944 pour "récompenser" les femmes pour leur rôle pendant la deuxième guerre mondiale, même si le combat mené par les Suffragistes (terme français pour les Suffragettes) commence dès la fin XIXème. Après, dans les années 50, débute le combat pour la contraception — maitriser son corps et la maternité. C'est une lutte très longue, portée aussi par des médecins, d'où mon intérêt pour le fond Pierre Simon, gynécologue de 1942 à 2006, qui a beaucoup voyagé en Chine où, avec la politique de l'enfant unique, la recherche était plus avancée sur la contraception. Des scientifiques, beaucoup d'hommes, accompagnent les femmes dans ce combat, à tous les niveaux. Le féminisme est aussi une affaire d'hommes, cela devient évident dans une perspective historique — il s'agit des femmes, mais comme les hommes sont majoritaires dans les institutions, sans leur aide, beaucoup de choses n'auraient pas été possibles. Et cet aspect est souvent occulté. Viennent ensuite, dans les années 60, les luttes pour le droit à l'avortement, obtenu en 1976. Dans les années 1990 — 2000 s'impose la question de la représentation des femmes dans l'espace public et la publicité. Maintenant, si la lutte se concentre sur la parité et les salaires, toutes les luttes précédentes sont toujours à « tenir », les droits à conserver.
ABLC : La diversité de matériaux vous a permis de vous pencher sur le rapport entre l'action individuelle et le groupe au sein de différentes luttes. A partir de quel moment une cause cristallise-t-elle un mouvement collectif ?
Carole Douillard : Il est très fort d'observer, dans ces archives, comment les micro-engagements font les grandes luttes. C'est une leçon politique ! Je suis ravie d'avoir fait ce constat à travers cette recherche. J'ai pris conscience de l'importance de chaque engagement individuel pour faire bouger les choses. Les acquis politiques et l'émancipation viennent d’individus très engagés, fidèles à leurs convictions, qui, en suivant leur chemin personnel rejoignent, à un moment donné, des causes communes. Il est très important de ne jamais lâcher. Les médecins partaient de ce qu'ils constataient dans leurs consultations individuelles, puis parlaient entre eux, partageaient leurs observations ou étonnements, fondaient une association. C'est d'ailleurs le cas de l'une des ONG les plus actives contre l'excision et les violences génitales faites aux femmes. Tout est parti, dans les années 50, d’une femme médecin qui constatait des mutilations dans son cabinet médical.
Je crois énormément dans cette forme d'activisme contemporain de la société civile qui s'empare des questions politiques. Dans les archives, j'ai eu le privilège de voir comment l'histoire se fait, à travers ces micro luttes et cela me rassure sur notre capacité à nous émanciper des pouvoirs dominants. Cela montre aussi l'importance des luttes, au quotidien, sans répit, surtout dans une période comme celle que nous vivons actuellement, marquée par un retour des conservatismes en tout genre.
ABLC : Quelle méthode de recherche avez-vous privilégié dans cette considérable masse de documents ? Quel protocole avez-vous défini pour vous approprier ces archives ?
Carole Douillard : Je me suis livrée à une démarche d'archéologue en suivant mes intuitions. J'ai privilégié l'immersion corporelle et intellectuelle.
Quant au protocole en vue de l'exposition Le Corps du répertoire / Body of Index, il s'est défini de manière très empirique, je me suis tournée vers la photographie.
Déjà pour Dog Life, ce projet de recherche en Algérie, je ne pouvais me séparer de mon appareil photo et la relation à l'environnement passait par la photographie, qui induit un rapport très sensible, performatif au réel — le corps, le regard et la pensée se retrouvent dans l’acte. Photographier c'est penser, s'engager, entrer en relation avec un contexte. J'ai abordé les archives par ce même biais — la relation du corps aux documents. J'ai posé un grand carton à dessin ouvert par terre et j'ai commencé à photographier les différents éléments comme des planches, sous un éclairage très précaire — le pied photo et l'appareil, mon corps et l'archive. J'ai accumulé quelques 3000 prises de vues.
Pour l’exposition, j’ai choisi 63 photographies issues de ce corpus, qui constituent finalement un ensemble, une « collection ». J'ai du effectuer un tri énorme, guidée par la question suivante : que puis-je transmettre de cette très profonde expérience intellectuelle et corporelle dans ces archives?
ABLC : Pour la mise en place de l'exposition, vous avez également choisi des pièces de la collection du Frac des Pays de la Loire, notamment des œuvres de Vito Acconci, Leonor Antunes, Julien Audebert, Becky Beasley, Richard Billingham, Lili Dujourie, Anna Gaskell, Ion Grigorescu, Sigurdur Gudmundsson, Jirí Kovanda, Kristin Oppenheim, Bill Owens, Martha Rosler, Valie Export. Comment avez-vous opéré cette sélection ?
Carole Douillard : J'ai pu choisir dans la collection des œuvres d'engagement qui parlent de l'intime, de la relation de l'individu à un contexte plus collectif, de la délicatesse et de la complexité d'être soi. J'ai privilégié des pièces performatives — Jiri Kovanda et la subtilité du petit geste auquel on va porter attention, Acconci, bien sûr incontournable… Tout s'est mis en place de manière très sensitive, il s'agit d'œuvres dont j'avais envie de m'entourer. J'ai joué avec mes intuitions. Ce ne sont pas forcement des travaux féministes, cette classification et l'approche frontale qui va avec, ne m'intéressent pas. Je n'opère pas à travers la revendication directe, je m'attache aux soubassements, à rendre visible une histoire souterraine. Je ne trouve rien de plus beau que les différentes manières que l’on a, chacun, de se construire en tant qu'être singulier — bricoler avec ce qu'on est, nos origines, nos expériences de vie, les gens qui nous entourent, nos désirs, nos engagements.
ABLC : Vous avez intitulé cette exposition Le Corps du répertoire / Body of Index. C’est aussi le nom de la performance que vous y avez présentée le 8 décembre 2016, pour l’inauguration. Quelle place a pris le corps dans les espaces de La Galerie 5 à Angers? Comment avez-vous choisi d'activer les archives ?
Carole Douillard : J'ai emprunté ce titre au jargon des archives. Ce terme technique désigne l'ensemble des contenus d'un fonds et évoque en même temps le champ de la danse et de la performance — un répertoire contemporain. La présence du vivant dans l'exposition s'est imposée dès le départ. Body of index / Le Corps du répertoire devait impliquer nécessairement une performance, dans un sens presque littéral, en tant qu'horizon du geste artistique. C'est elle qui donne corps aux documents. Ce parti pris découle directement de ce projet que je mène en parallèle, Dog Life, et de la performance que j'ai faite à la Fondation Ricard avant l'été 2016, où je montrais les images de cette recherche en cours en Algérie. J'aimais bien cette posture : brandir l'image — un geste politique, revendicatif. Pour l'exposition à Angers, j'ai tout de suite vu un corps collectif portant les archives, une action avec un groupe de personnes qui tiennent les images à bout de bras.
ABLC : Appropriation d'une histoire, occupation d'un espace, qu'est ce que s'est joué entre les corps et ces images dépliées, brandies, activées lors de la performance qui a lancé l'exposition?
Carole Douillard : Ces corps derrière les images étaient vraiment beaux : l'intensité de présence de tous les performers (pour la plupart étudiants), était palpable, cela se lisait dans les regards et les postures. Chacun était là avec son individualité, sa singularité. Tous étaient conscients de porter l'histoire. Le protocole est très simple : chaque performer s'empare d'une image, parmi les 63 que j'avais choisies, et va se positionner de manière frontale avec la consigne de résister aussi longtemps que possible — tenir une images les bras écartés face à soi est une posture très fatigante. Leur temps d’action détermine la durée de la performance. Quand l'un d'entre eux n'en peut vraiment plus, il sort du groupe en déposant son image. La configuration se construit très lentement, en tant que sculpture vivante, forme plastique — ça prend corps, ça monte en puissance et puis, à partir d'un moment donné, cela commence à se défaire. A la fin de cette première activation à Angers, il restait une jeune femme, qui a tenu longtemps avec son image, qui, par hasard, était un gros plan d’excision. Ce moment a été très fort. A ce jour, l’exposition est encore en place. Ensuite toute cette collection d'images sera rangée dans une boite d’archives à ses dimensions. La performance donnera lieu à un film.
ABLC : Vous préparez aussi un film dont l'image sera signée par Babette Mangolte, chef opératrice et cinéaste pionnière qui a lié son nom aux chorégraphes de la Judson Church et aux avant-gardes des années 70 à New York. Des Etats Unis à Alger, en passant par la France, de passionnantes trajectoires se précisent. Revenons un instant à Dog Life et à ce projet à venir.
Carole Douillard : En effet, je suis en ce moment dans ces questionnements autour de l'image et la photographie, le cinéma, la vidéo deviennent plus présents. Je suis en train de muter de la performance vers l'œuvre redevenue matérielle.
Au fil de mes recherches à Alger et en Kabylie autour de cette question du motif urbain et de la présence masculine dans l'espace public, j'ai rencontré un jeune homme — Idir, qui dégage quelque chose de très lumineux à l'image — dont la démarche m'a rappelé le corps de Bruce Nauman. Cela a été fulgurant : la mémoire historique, corporelle, artistique qui se court-circuitent, mon imaginaire a opéré un fondu entre la présence d'Idir et celle de Nauman. D’ailleurs, depuis mon enfance où j’étais allée en Californie, j'ai toujours ses étendues en tête quand je suis en Kabylie, avec cette espèce de va et vient entre les deux paysage et la question des racines algériennes projetées dans un au-delà américain. Je suis toujours entre, dans un désir tendu entre deux territoires. L'art minimaliste américain a été très important dans la façon dont je me suis construite en tans qu'artiste. J'y tends toujours, il est très présent dans mon imaginaire.
J'ai commencé à travailler avec Idir le pas de Bruce Nauman dans sa performance Walking in an Exaggerated Manner Around the Perimeter of a Square (1967-68). J'ai très vite compris, depuis son corps et sa manière de se tenir, qu’Idir est gay — cela reste tabou et même passible d’emprisonnement en Algérie. Lors de chaque séance de travail de ce pas en extérieur, des attroupements d'hommes autour de nous portaient sur Idir et sa démarche un regard intrigué, rieur, parfois moqueur. Cet espace de regard entre une action qui se joue et un groupe de spectateurs m'a tout de suite intéressée : corps normés, d'un côté — corps non codé de l'autre, corps virils — corps souple et ondulant. En 1967 quand Bruce Nauman performait cette action, je ne crois pas que la question du genre était à l'œuvre. Son déhanchement évoquait plutôt le champ de la danse et le rapport de la sculpture au mouvement. Cela m'intéresse de prendre ce motif au sens plastique du terme et de le déplacer dans le contexte algérien en observant ses mutations, opérer ce transfert d'un geste qui a marqué l'histoire de l'art et de la performance dans les années 60, dans un tout autre contexte, sur un autre territoire. Cette remise en acte propose de nouveaux enjeux. Entre temps j'avais rencontré Babette Mangolte grâce à Chantal Pontbriand qui me l'a présentée au moment de l'exposition collective dédiée à Yvonne Rainer au Centre d'art contemporain La Ferme du Buisson. A un moment donné de mes captations vidéos à Alger m'est apparue l'évidence que le re-enactment de cette performance de Bruce Nauman devrait être filmée par Babette. Nous nous sommes revues à Paris et elle a été intéressée par le projet (Babette Mangolte est franco-américaine et est allée pour la dernière fois en Algérie avant l’indépendance de 1962). Une fois sur place elle s'emparera du sujet en vidéaste de la performance et avec toute son expérience cinématographique. Je lui ai proposé de travailler cette question du regard porté par un groupe d'hommes sur un autre homme, isolé, qui ondule.
* hommes qui tiennent les murs (hit veut dire mur en Arabe)
crédits viuels :
Le Corps du répertoire / Body of Index © Carole Douillard, Fanny Trichet, Centre des archives du Féminisme, Université d'Angers, 2016.
Dog Life © Carole Douillard.
Le Corps du répertoire / Body of Index, solo show à la Galerie 5, suite à une résidence au Centre des archives du Féminisme de l'Université d'Angers, en partenariat avec le FRAC des Pays de la Loire
8 décembre 2016 — 11 mars 2017.
Dog Life, Unfolded Pictures, solo show à la Galerie Michel Rein, 25 mars — 13 mai 2017
(parallèlement à l'exposition de Dora Garcia).
Wrapped/Unwrapped, exposition collective à la Zoo Galerie, à partir du 31 mars.
Conversation entre Carole Douillard et Clélia Barbut dans le cadre de l'exposition Le corps du répertoire / Body of Index, le 1er mars 2017 à 12h, à la Galerie 5 à Angers.