En découvrant les premiers courts-métrages de Damien Manivel, dont le second long sorti récemment en salle Le Parc prolonge les beautés tout en ouvrant de nouvelles pistes, l'on pouvait craindre et à raison que le geste de cinéma du jeune auteur déjà bien identifié et plébiscité par la critique n'emprunte de mauvaises voies. Le premier opus court La dame au chien tendait déjà le long de ses seize minutes le fil sur lequel le cinéaste allait faire tenir en équilibre des intentions aussi excitantes que risquées, pour le dire un peu sommairement : installer et faire tenir le malaise d'une situation dans laquelle des corps étrangers mis face-à-face vont se rencontrer pour mieux faire apparaître une dimension fantastique du quotidien dans ce qu'il peut avoir de plus élémentaire, de plus anodin, de plus primaire. Ce premier court-métrage énonçait ce principe avec une littéralité plutôt désarmante : le corps dégingandé d'un adolescent blanc était confronté au corps massif d'une femme noire d'âge mur, chacun d'eux engourdis par la moiteur d'un après-midi d'été et la consommation d'alcool. L'encombrement total éprouvé par les personnages envers leurs corps et surtout par la perspective d'en faire quelque chose faisait naître une tension véritablement stimulante pour le spectateur, qui face à l'imminence apparente d'un rapport sexuel entre les protagonistes et le possible rejet que cette vision pourrait lui inspirer, devait dans un même élan faire face à ses propres limites, à sa capacité à fantasmer et sa propension à juger de ce qui est convenable, imaginable ou non. Ce premier coup d'essai fort et réussi n'était évidemment pas exempt de menus défauts, quelques fautes de mise en scène qui trahissaient par endroit une certaine grossièreté (un champ/contrechamp entre le regard du jeune homme et l'entrejambe de la femme) ou une volonté de signature de l'auteur (deux travellings latéraux tout à fait dispensables).
Le «malaise productif» que suscitait La dame au chien pouvait néanmoins laissait poindre une inquiétude, celle d'avoir à faire à un auteur fascinait par la chair triste, par la dimension «viandesque» des corps. Cette inquiétude devait trouver quelques justifications dans le premier long-métrage du cinéaste, Un jeune poète, où le trajet effectué par le protagoniste se muait progressivement en une lamentable débandade, l'interprète Rémi Taffanel (le jeune homme du premier court) toujours autant encombré par son corps et malgré tout chargé d'être une sorte d'émissaire, de relais vers la poésie dans le dispositif du film. La rencontre entre les aspirations du jeune poète, à savoir ses pauvres tentatives de produire un poème en se laissant guider par le hasard de ses rencontres dans la ville de Sète, et le «réel» que Manivel choisissait d'investir, produisait à nouveau un malaise, mais bien moins productif. Si l'absence de passage à l'acte sexuel dans La dame au chien nourrissait un trouble stimulant pour le spectateur, l'aveu d'impuissance formulé par le jeune poète à la fin du film faisait de lui le dindon d'une farce cruelle, sacrifié de façon totalement arbitraire par le dispositif à travers une succession de séquences éprouvantes aussi bien pour lui que pour le spectateur (la virée nocturne alcoolisée compilant vomis, errance et misère sexuelle). La gêne l'emportait sur tout, et la dimension fantastique lourdement convoquée dans la dernière séquence (à travers l'apparition de cartons où des injonctions écrites apostrophaient directement le protagoniste) achevait de réduire le film à une tentative de premier long intrigante, audacieuse mais assez ratée.
Si Un jeune poète constitue ce que la «méthode Manivel» peut produire lorsqu'elle tombe du mauvais côté du fil, Le Parc quant à lui représente ce qu'elle a pu jusqu'ici produire de plus beau et de plus fort. Le film continue bien évidemment le mouvement amorcé dans les trois précédents films en adaptant certains motifs déjà apparus (la confrontation entre un corps noir massif et un corps blanc chétif) et en prolongeant les pistes explorées jusqu'alors pour mieux en ouvrir de nouvelles. La fascination de l'auteur pour le corps ne se limite pas à la singularité physique (différences importantes de statures, de corpulences, de couleurs de peaux...) mais également à ce qu'il produit lorsqu'il se met simplement en mouvement. Le très beau second court-métrage du cinéaste Un dimanche matin en faisait son unique moteur de «fiction», en décrivant les déplacements physiques d'un homme et de son chien lors d'une banale promenade à travers une banlieue à la levée du jour. Le moindre arrêt de l'homme dans son parcours, le moindre mouvement du chien devenaient des vecteurs d'imagination incroyables, une invitation à épuiser tous ces gestes les plus élémentaires pour raconter quelque chose de la solitude urbaine.
Le Parc ouvre sa première partie avec un point de départ similaire : en place d'un quadragénaire promenant son chien, c'est un couple d'adolescents dont on suit la déambulation à l'intérieur d'un grand parc. Leur traversée du lieu les amène à inventer une première chorégraphie, celle d'un rapprochement mutuel autour de leur amour naissant. Le cadre qu'ils investissent les confronte à une multitude de corps étrangers dont la simple présence les renvoie à leur propre mouvement et les invite à se déployer, à éprouver le lieu en même temps que leurs sentiments. L'idée que la séduction s'exprime dans la capacité de chacun des membres du couple à faire exister son corps dans l'espace se révèle être d'une grande justesse, et donne lieu à l'une des plus belles scènes et à l'un des plus beaux plans du film (qui n'en manque pas) : la jeune fille, dont l'on découvre au détour d'un dialogue et avec une authentique photo à l'appui qu'elle a pratiqué la gymnastique durant des années, s'éloigne du tronc d'arbre contre lequel elle s'était adossée pour faire une démonstration de ses talents au jeune homme, en s'appuyant sur les mains pour se tenir en équilibre et déplier ses jambes en l'air. Ce geste à priori insignifiant fabrique une image emprunte d'une douce étrangeté et d'un érotisme fou, et incarne pleinement l'idée que le rapprochement entre deux individus dépends littéralement de l'espace qu'ils ménagent autour d'eux pour offrir à l'autre une chorégraphie singulière, où chaque geste compte parce qu'il participe de l'élan amoureux et lui donne une forme.
La partie médiane du film rappelle à notre souvenir l'ultime séquence d'Un jeune poète, où l'apparition d'un texte à l'image produisait un sentiment désagréable dans l'adresse qu'il faisait au protagoniste, sommé de mener à bien la mission qu'il s'était fixé alors que l'aboutissement de son parcours le laissait dans une impasse. L'intervention par ce biais d'une entité complètement abstraite (sont-ce les poètes sous leurs tombes ou le réalisateur lui même qui apostrophent le jeune homme ?) ne manquait pas de produire un effet de surplomb, mettant définitivement le personnage à terre. Manivel reprend peu ou prou la même idée dans Le Parc, sauf qu'ici la violence de l'apparition du texte à l'image prend un tout autre sens en s'appuyant sur un geste concret et en attribuant un auteur au texte. Alors que la nuit tombe sur le parc, la jeune fille restée sur sa colline dans l'attente d'une réponse au texto qu'elle avait envoyée au garçon après son départ, engage avec lui un dialogue à distance et par sms interposés, apprenant avec désarroi de la part du jeune homme qu'il ne peut pas sortir avec elle car il est encore engagé dans une autre histoire d'amour. Dans l'immobilité et le silence de cet impressionnant plan-séquence, une deuxième chorégraphie se déploie à son tour, rythmée par l'apparition des textos et par le temps d'attente entre chacune des réponses, ainsi que par le déclin progressif de la lumière sur le visage de l'actrice, l'incroyable Naomie Vogt-Roby.
Si aucun espace n'était accordé au jeune poète pour répondre à l'injonction violente à laquelle l'entité abstraite le soumettait à l'issue de son parcours, toute la seconde moitié du Parc laisse à son héroïne le champ libre pour réagir à la rupture que lui impose le jeune homme en inventant une nouvelle chorégraphie. À présent que le parc est plongé dans l'obscurité, la jeune fille se relève et commence à marcher à reculons, comme pour exaucer le souhait qu'elle aura formulée plus tôt de «revenir en arrière» pour n'avoir jamais rencontré le garçon. La déambulation nocturne de la jeune fille donne à penser que le film glisse à cet instant dans un registre explicitement fantastique, ce que la rencontre avec le gardien de nuit noir semble confirmer, l'apparition de ce nouveau personnage et le jeu qu'il engage progressivement avec la jeune fille convoquant tout un imaginaire lié au vaudou et autres rituels magiques. Seulement, il serait trop simple d'acter que le basculement vers le fantastique procéderait de la césure entre les deux parties principales du film et du surgissement d'éléments dans la seconde partie que l'on ne pourrait identifier à priori que comme étranges, hors normes. Car ce qui se joue dans ce nouveau rapport entre la jeune fille et le gardien de nuit n'est qu'une continuation de ce que la partie diurne du film donnait à voir avec la première chorégraphie que composaient les adolescents amoureux : la nécessité pour chacun des protagonistes d'inventer un mouvement pour faire venir à lui le corps de l'autre, de transformer le rapport à l'espace pour que puisse y naître quelque chose qui relève toujours d'une forme de surnaturel, à savoir le sentiment amoureux.
Il fallait que ce metteur en scène du malaise prenne à bras le corps la question du sentiment amoureux pour que les possibilités de son cinéma se déploient pleinement, et on l'imagine bien, à l'instar du voisin coréen Hong Sang-Soo, ne plus avoir qu'à ramifier autour de ce merveilleux Parc pour cultiver les plus beaux fruits de sa méthode.