Le titre de l'exposition et les citations qui en tracent le parcours sont empruntées au roman autobiographique de Theresa Hak Kyung Cha, Dictée, qui évoque son expérience de l'exil à travers un dense réseau intertextuel et une expérimentation sur les rapports du texte à l'image. Les différentes œuvres présentées s'articulent autour de ces questions reprises dans le travail d'une autre artiste Coréenne, Sojung Jun, en résidence à la Villa Vassilieff. A travers des œuvres très diverses mais partageant l'interrogation sur l'identité culturelle et le dépassement des frontières autant culturelles que perceptives, l'exposition déploie une image et un discours de la multiplicité.
Dans ses premiers films, Sojung Jun s'intéresse à des éléments relevant de traditions culturelles coréennes, qu'elle aborde d'un point de vue plutôt documentaire, tout en favorisant un regard abstrait qui ménage un espace à la fois pour la représentation et pour son manque, pour l'objet et pour l'image comme matière : ainsi Something Red (2010) parle de la préparation du kimchi et notamment de l'importance du dosage des ingrédients. En apparence très explicatif, le film fait subir à plusieurs reprises une torsion à cette lecture. Le texte qui apparaît sous forme de sous-titres est parfois mû par une autre syntaxe, par une intention poétique, créant une sorte de boucle verbale, interrompue mais pouvant se poursuivre potentiellement à l'infini, semblable à celles de Gertrude Stein, où l'objet à définir échappe dans le mouvement de la définition, où la mesure déborde dans l'excès de présence. La tradition est saisie dans sa duplicité : « quelque chose à moi, que tout le monde possède, une nouvelle habitude, un ancien inconnu ». Un autre film de l'artiste, Last Pleasure (2012), fait le portrait d'un funambule en habit traditionnel. L'image est divisée en son centre, le passage du corps sur cette impossible corde en forme de pic est transformé en traversée d'un fragment d'image, qui appelle d'autres films comme une mémoire ancienne qui se suspendrait à l'instant. Pour le funambule, il s'agît d'oublier la corde, de ne faire qu'un avec le mouvement de l'air. C'est à la fois un hommage à la beauté du geste et une évocation de la brièveté de la vie, l'art consacrant la recherche de l'équilibre et la reconnaissance de l'incomplétude.
Le travail de la vidéaste coréenne est rapproché de celui plus purement formel de Rose Lowder, dont le matériau premier est l'image et ses conditions de perception au cinéma. La plupart de ses films se fondent sur l'expérience de la « surimpression optique » produite par la rencontre de deux images alternées d'un photogramme à l'autre, que l’œil va synthétiser en une seule. L'image perçue n'est jamais présente sur la pellicule ni sur l'écran mais uniquement dans la rétine du spectateur. Le travail sur les couleurs dans Parcelle (1979) fait écho à Something Red et à The Twelve Rooms et Boucles (1976) met aussi en scène le motif de la ligne et de la traversée. Le dépassement des frontières de la perception se prolonge avec un film de Sojung Jun consacré à la synesthésie, The Twelve Rooms (2014), projeté obliquement sur un des murs de la salle.
La nave de los locos (2016), qui emprunte son titre à un roman de Cristina Peri Rossi, uruguayenne exilée en Espagne, a été tourné à Barcelone. Il rapproche un motif médiéval, la nef des fous, des mouvements migratoires contemporains. Le fou est l'exclu au même titre que l'étranger, celui qui n'a pas droit de cité. Le film, adressé à X, cet étranger innommable, adresse aussi la question du langage et de sa représentation. Usant du lexique visuel contemporain, des moyens d'orientation et de navigation virtuels et de nombreux effets de distorsion de l'image, il nous fait traverser un « espace de mouvements », celui des « routes les plus libérales et ouvertes » dans lesquelles est pris le migrant. Les discours dominants sont minés par l'emploi de différents registres du langage : la voix-off de nature poétique se confronte au langage de l'espace public. Sojung Sun reprend cette figure mobile à la périphérie de l'institution artistique, qui est familière aux personnes qui fréquentent le MACBA : le skater. Au cours de la traversée en skate des environs du musée qui compose une grande partie du film, différentes enseignes, panneaux et inscriptions sont lus à voix haute tandis que l'image les cadre en ralentissant. A ces arrêts s'oppose l'altérité comme passage, traversée. Une traversée du sens qui est induite par le traitement plastique du langage, et travaillée à partir de la traduction qui est l'une des formes de l'épreuve de l'étranger. Le film est narré en espagnol et sous-titré en français. Notons d'abord que les sous-titres ne sont pas toujours une traduction littérale de la voix-off, que parfois se manifeste pour le spectateur bilingue un écart réel et une liberté de traduction entre ce qui est entendu et ce qui est lu, quoique la signification globale soit respectée. Ces sous-titres ne se présentent pas comme un simple outil fonctionnel, ils ont une valeur plastique qui participe du sens de l’œuvre et de sa volonté de brouiller les frontières de la perception : ils sont cernés d'un halo multicolore, et certaines lettres sont écrites dans une taille supérieure aux autres. Le texte perd donc de sa fixité, de sa stabilité, il devient un espace de sens mouvant. L'une des dernières séquences présente l'artiste lisant en coréen une description de la Nef des fous de Jérôme Bosch, qui est la première image apparue dans le film. La description de cette image est traduite en plusieurs langues (espagnol, catalan, anglais) par trois autres femmes présentes dans le même espace, l'une après l'autre, dans une sorte de ronde linguistique où les phrases se transforment légèrement à chaque passage.
A l'étage, plusieurs œuvres d'artistes très divers prolongent cette réflexion sur le dépassement des frontières et des identités. Le peintre Remzi Raşa, originaire de Turquie, a réalisé de nombreux tableaux consacrés au mont de la Fournache dans la Drôme, qui évoquait les montagnes de son pays natal. La toile intitulée Deux cultures (1980) présente un exemple de syncrétisme pictural et de multiculturalisme, mêlant les motifs de la nature morte occidentale au style ornemental des arts islamiques ottomans. Somnath Mukherjee est arrivé en Afrique depuis son Inde natale en parcourant le monde à bicyclette entre 1982 et 1987, dans un projet visant au rapprochements des peuples. L'exposition présente des documents photographiques et écrits retraçant son périple et un bref extrait audiovisuel montrant ses activités actuelles de partage de la culture indienne à Dakar. En regard de ces œuvres qui tendent vers l'ouverture à la diversité des cultures et des expressions artistiques en sont présentées d'autres qui traitent d'espaces d'oppression : Léon Ferrari, originaire d'Argentine et qui a fui la dictature dans son exil brésilien entre 1976 et 1991, reprend les outils de l'architecture (la technique de transfert Letraset) pour créer ses pullulantes et pourtant très rationnelles Architecture of Madness (1982), où la figure humaine n'apparaît plus que massifiée, où l'espace vital se fait fourmilière. Huda Lufti dans l'installation Narratives of Power (2013) présente cinq silhouettes de policiers ou de militaires, recouverts de phrases devenues emblématiques sur les réseaux sociaux égyptiens de la révolution de 2011 et des violences d’État : citations du derniers discours de Hosni Moubarak ou phrases prononcées par des policiers place Tahrir et rapportées par des manifestants.