Les films proposés pour cette séance sont, pour l'essentiel, pensés et conçus pour une diffusion Internet. Particulièrement courts, ils engagent une narration simple et autonome, qui permet de les recevoir pleinement, sans références à l'ensemble dans lequel ils s'insèrent possiblement. Le fait de voir ces films assemblés et projetés dans un certain ordre sur un écran change le rapport qu'ils instaurent habituellement. Leur plasticité devient peut-être plus évidente, et de nombreux liens semblent les unir secrètement.
Dans ces films, ce qui semble provoquer et conduire l'envie de filmer, c'est le visage. La question du visage et du portrait est au cœur de ce travail. Comment un visage de cinéma peut-il apparaître ? Celui du film Une forêt semble d'abord retenu dans les gestes de la jeune fille étendue dans son lit, visage doublement enfoui derrière cette épaisse chevelure et le mouvement circulaire d'une caméra à faible résolution que l'obscurité pousse dans ses derniers retranchements. Dans un train, le visage de la dame assise en face du cinéaste refuse presque d'apparaitre dans le reflet de la vitre, où se superpose pourtant une partie de sa silhouette sur un paysage nocturne, ce qui donne à ce film, intitulé Przemyśl, portrait, le caractère d'une peinture du 19e. Et pourtant, c'est bien un instant de cinéma qui se propose à travers ce regard perdu vers l'horizon, l'événement d'un geste minimal capable de rendre toute sa présence au seul paysage, lorsque la dame se lève et éteint le plafonnier qui projetait sa silhouette sur la vitre. Quant au visage de l'enfant dans Reflets, départs, il semble soudainement s'inquiéter du monde qui s'étend et s'échappe devant lui. Le film ne nous dit rien de ce qui lui traverse l'esprit, et cette économie de narration est ce qui lui permet de donner à voir un esprit traversé, c'est-à-dire eveillé à sa propre présence, ici et maitenant, et sur le point de se quitter lui-même.
Chaque film décide de sa propre forme. Certains de ces petits opus sont réalisés à partir de rushes finalement écartés de projets plus vastes. C'est le cas notamment de Reflets, départs où l'enjeu était de montrer ce plan de l'enfant aperçu derrière une vitre de train. Pour que ce plan puisse être amené à l'écran avec cette impression d'imprévu et de liberté d'un petit récit qui surgit au sein d'images documentaires, il fallait orchestrer ce va et vient des machines et des hommes sur les quais de la gare. La situation peut renvoyer aussi à la célèbre Arrivée d'un train en gare de La Ciotat des Frères Lumières. Mais ici, le regard s'aventure autrement, et au-delà : quelque chose de caché se joue dans la présence de cet enfant installé dans un compartiment, et le train, lorsque la porte se ferme, annonce qu'il va bientôt emporter avec lui cet inédit. Ce sont toutes les vues qui précèdent cette séquence qui permettent de voir et de recevoir cette image, de la révéler, au sens presque photographique.
Nous sommes ici dans le presque rien, ces films sont réalisés à la manière des microgrammes de Robert Walser. Car ces formes engagent bien, chacune selon ses modalités propres, un récit. Elles sont autant de petits poèmes visuels en prose, qui frappent par leur simplicité et leur sens du mystère. Ian Menoyot avoue avoir réalisé ces films pour défaire l'enseignement reçu en école de cinéma, où doit cesser tout étonnement devant le monde, au profit d'un apprentissage de l'efficacité et de la gestion des ressources humaines. Comment s'étonner encore de ce qui est là, simplement ? "Je ne sais pas où l'on va mais commençons par être là ensemble.Regardons, voyons ensuite" dit Ian Menoyot. Il s'agit donc de repartir de zéro, ou plutôt de se tenir entre le zéro et l'infini, car ce qui intéresse le cinéaste, c'est que les êtres qu'il filme, et plus singulièrement les visages, préservent quelque chose de leur mystère. C'est par là que filmer un visage peut toujours déjà être l'amorce d'une écriture. Il s'agit de donner au visage le temps qu'il faut pour accueillir pleinement et sincèrement l'infinition dont il procède, et que le cinéma commercial neutralise le plus souvent, quand il ne cherche pas explicitement à la perdre, au dépend des acteurs eux-mêmes, pris au piège d'une situation à laquelle ils sont rivés et dans laquelle ils sont filmés au-delà de toute mesure, noyés dans leur inquiétude. Ici, la volonté est clairement de ne pas retirer aux comédiens leur secret, de l'accueillir en le préservant, ce qui suppose aussi, d'une certaine façon, de le communiquer pour ce qu'il est : une présence mystérieuse. Flora Thomas, qui figure dans plusieurs des films qui ont été projetés, en témoigne : même lorsque la caméra vient tout contre son visage, jamais elle n'est intrusive, jamais elle ne cherche ni ne surveille, toujours elle ouvre le lieu où la liberté totale de l'interprète pourra se manifester, sa singularité la plus propre, et la plus cachée, se réveler.
Arriver à faire des films réellement simples demande une grande incertitude, il faut être capable de quitter les circuits habituels de production et de diffusion du cinéma narratif, mais sans sortir de la narration elle-même. C'est la raison pour laquelle les films de Ian Menoyot sont à la fois hors du cinéma classique et hors de sa marge, que l'on connait sous le titre de cinéma expérimental. Les films sont alors comme des bouteilles jetées à la mer, et le fait est qu'Internet leur permet aujourd'hui de se risquer à la rencontre d'un regard inconnu
Une autre dimension importante qu'apporte un média comme Internet, c'est qu'il permet de documenter les films de manière tout extérieure. Les films, pour leur part, n'ont plus besoin de génériques ni de panneaux, ils sont là, reconduits à leur seule dimension de monstration, et ce qu'ils mobilisent, textes ou références, apparait pleinement comme émanent de leur mouvement et de leur nécessité propres. Quelle que soit la source première d'une parole ou d'une image, elle nous arrive sur l'écran comme venant du film et de lui seul, ce qui fait une différence décisive. Car le film n'est pas là pour nous communiquer des informations, mais pour donner à voir une forme, et le texte qui y est engagé en participe pleinement. Il importe de se défaire de la question des sources, pour ne pas se tenir devant un film comme devant un tableau au musée, que l'on ne sait plus aujourd'hui approcher que depuis son cartel de présentation. Appréhender une forme dans la nudité de notre ignorance nous met à demeure de ne regarder qu'elle et de le faire vraiment.
Un grand sentiment de solitude se dégage de l'ensemble de ces films. C'est l'isolement des poèmes les uns par rapport aux autres, mais c'est aussi la solitude intérieure des visages, une solitude qui se donne à voir sur l'écran, sensiblement. Cette solitude dit aussi quelque chose d'un état d'incertitude dont ces films témoignent, ce qui leur donne une dimension politique de tout premier ordre. Quelque chose de la sensibilité d'un jeune homme d'aujourd'hui se livre sans fard en affrontant les questions que le monde contemporain lui adresse. Cette incertitude, c'est aussi le climat du temps présent, ce qui se perçoit dans les films plus récents, à tonalité plus directement politique, et où rien ne peut se dire sans se mettre aussitôt en doute. L'ensemble de ces films prennent en charge cinématographiquement la grande exigence que Descartes fixait au principe de sa méthode, c'est-à-dire de son cheminement : "de omnibus dubitandum est". Ces films marchent donc, à bien des égards, à rebours du cinéma actuel, auquel on demande au contraire d'être assuré de ses choix, et qui très souvent affiche ses certitudes, au risque de perdre tout sens de la nuance. Ian Menoyot, rappelle là contre, par ses films, que la certitude est souvent, pour ne pas dire toujours, corrélative d'une vision du monde dangereuse.
L'ensemble des films projetés dans le cadre de cette séance sont visibles sur le compte viméo de Ian Menoyot.
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Compte rendu du séminaire Cinéma / Parole du 15 janvier 2017.