Dans son espace de projection "Crédakino", le Crédac a présenté deux films de Elise Florenty et Marcel Türkowsky, Shadow-Machine et Kitsune-Bi Material. Il s'agit d'un diptyque consacré au théâtre de marionnettes japonais, le bunraku.
Le premier film, Shadow-Machine, est le plus abstrait. Le sujet est évoqué plus que représenté, la plupart du temps l'action théâtrale reste hors champ. Ce qui est signifiant ici, c'est le jeu d'ombres et de lumières qui confond le naturel et l'artificiel. La mise en scène quitte le théâtre pour investir la nature : le film fait apparaître un monde nocturne sculpté, tissé par la lumière (1). Une image est récurrente entre les deux films : celle d'une toile d'araignée dans la forêt éclairée par les lampes ou projecteurs (2). Les choses semblent s'animer d'elles-mêmes, obéir à une mécanique secrète, qui affleure parfois à la conscience de soi : une brève séquence est narrée par une marionnette, faisant le récit de sa manipulation.
Le second volet est un travail plus documentaire : cette fois nous rentrons réellement dans l'espace scénique, mais aussi dans ses coulisses, mêlant la représentation et son envers, le récit et sa répétition. Le bunraku propose lui-même dans sa forme de voir l'envers et l'endroit de la représentation : le marionnettiste est visible derrière sa marionnette, bien que vêtu de noir pour se fondre le plus possible dans le décor, il reste une présence agissante et perceptible. La lumière est ici aussi un des acteurs principaux du film, comme dans le premier elle modèle l'espace nocturne et les intérieurs, leur confère une dimension quasi fantomatique évoquée par le titre : les « kitsune-bi » (« feu de renard ») sont des feux follets produits par le souffle des renards, créatures qui incarnent bien la duplicité dont jouent ces films.
Dans le cadre du cycle « No Game » organisé par le Bal autour de l'exposition Provoke, nous avons pu voir des œuvres passées mais tournées résolument vers leur présent, mêlant les acceptions à la fois militantes et artistiques du terme « avant-garde » : l'avenir en lutte. Ainsi l'idée d'une réalité à venir est présente dans le titre de Gewaltopia Trailer (1968) de Motoharu Jonouchi, qui conjugue un imaginaire de film d'horreur, remployant des images de classiques americains ou expressionnistes des années 20 et 30, avec le traumatisme de la bombe atomique : à ce passé mortifère sont opposés les mouvements sociaux de l'époque. Les autres films sont eux aussi engagés dans les luttes, qu'il s'agisse de Sanrizuka, la guerre de trois jours (1970) de Shinsuke Ogawa, fragment d'un documentaire fleuve sur la résistance de paysans soutenus par des étudiants pour conserver les terres qu'on leur demande de quitter en vue de la construction d'un aéroport, ou de films tourné aux Etats Unis à l'époque des manifestations contre la guerre du Vietnam tels que Head Game (1967) et No Game (1967) de Masanori Oe ou encore Super Up (1964) de Kenji Kanesaka qui dénonce la société de consommation et le racisme envers la population afro-américaine. Les cinéastes japonais s'éloignent donc de leur terre natale et de ses traditions pour se confronter à une actualité brûlante.
Pourtant le dernier film du programme, La corde (1969) de Toru Hamada et Takuma Nakahira, renvoie à une certaine tradition, à un mythe d'origine. Dans une crique, un homme déroule une grande corde en apparence interminable qui plonge dans la mer. Ce n'est pas une simple parabole de l'absurde, une réactualisation de Sisyphe : d'après la mythologie le Japon a été créé par les Dieux en plongeant une lance dans l'océan, l'île nippone s'étant formée à partir des gouttes d'eau chues de la lance après son extraction. Cette corde serait une sorte de cordon ombilical dont le personnage tirerait de façon obsessionnelle, sa folie devenant contagieuse et gagnant les autres habitants de la crique et les éléments, dans un déchaînement du feu et de l'eau. L'un des personnages, ne supportant plus son acharnement, essaiera de le tuer, mais en vain. Hors de toute prise et de tout terme, la corde se tend dans le mouvement infini de la mer où elle nous entraîne à perte de vue.
(1) Ce travail sur la lumière est comparable aux films nocturnes de Théodorat Barat : http://www.abraslecorps.com/pages/magazine.php?id_mag=256 / http://www.abraslecorps.com/pages/magazine.php?id_mag=202.
(2) Ces images sont proches de l'Eloge de l'ombre, l'essai de Junichiro Tanizaki qui se propose de définir l'esthétique traditionnelle japonaise : il y parle de la lumière « tissant sur la trame de la nuit ».