Le cocktail s’annonçait explosif : Jan Fabre, crédité pour le texte, la scénographie et la mise en scène et Antony Rizzi, pour l’interprétation d’une partition écrite sur mesure. Un même goût pour l’excès et la transdisciplinarité les rapproche. Le titre promettait une belle montée, qui ne s’est pas produite. Retour sur une expérience riche et néanmoins frustrante.
Le Théâtre de Gennevilliers accueille jusqu’ à début décembre 4 soli de Jan Fabre, artiste prolifique et protéiforme, qui s’exprime avec une même radicalité à travers des performances, des pièces chorégraphiées, des textes, des œuvres plastiques. Son exposition monographique au MAM de Saint Etienne, Les années de l’Heure Bleue, au printemps 2012, a reçu un accueil fort enthousiaste. Pour ceux qui ne s’étaient pas déjà familiarisés avec ses petits formats lors de l’édition du Festival d’Avignon à laquelle il était artiste associé en 2005 ou au Théâtre National de Chaillot en 2011, il faut préciser que le créateur anversois s’y attaque toujours à des grands sujets – pour cette série : la mort, la création, le sexe et l’extase.
Création 2012, Drugs kept me alive trace un parcours à travers des montagnes russes, où s’enchainent montées et descentes. Boucles dangereuses où la simple conjonction circonstancielle de forces maintiennent sur les rails un personnage qui mène sa vie à toute vitesse, toujours au bord du gouffre et de l’excès. Un personnage qui regarde la mort en face et la défie au jour le jour, dans son corps rongé par la maladie, devenu terrain de bataille. Pilules, cachets, poudres, molécules, potions sont des alliés précieux, mais parfois traîtres, peu fiables, dangereux dans ce combat quotidien.
La tâche n’est pas aisée de trouver le ton juste et la bonne distance pour évoquer cette relation d’attraction-répulsion entre l’expérimentation et la dépendance, la jouissance festive et le besoin clinique. Le sujet est délicat et toujours d’actualité. La maladie revient comme une rengaine obsessionnelle rythmer un parcours ponctué d’arrêts obligés sur des drogues désormais « cultes » : ecstasy, kétamine, cocaïne, poppers, héroïne etc. Des rangées de bouteilles et de flacons circonscrivent le plateau dans une scénographie très plastique et suggestive. Les molécules actives qu’ils contiennent alimentent la progression de la pièce. Le protagoniste en avale, rampe sur un plateau parsemé de cachets. Les gélules lui collent autour de la bouche et sur le torse. Ces images fortes parviennent à transmettre les troubles et transformations qu’ils provoquent dans ce corps. Des accessoires des plus dérisoires sont employés pour évoquer la fragilité d’une expérience des limites. Le caractère, quelque part ludique, d’apprenti sorcier et la fascination enfantine que ces énormes bulles de savon produisent, le mode bancal et dérisoire de leur fabrication par le protagoniste et leur existence fondamentalement éphémère, l’air festif des trombes de bulles envoyées à un moment donné par des rangées de machines flanquées aux bords du plateau, participent d’une vanité contemporaine, et sont finalement très justes dans leur kitch et leur facilité, efficaces pour faire toucher du bout des doigts le très peu sur lequel tient une vie humaine. La force et la présence scénique du performeur sont d’autant plus éclatantes. Quelques instants privilégiés, où il se meut comme sous l’emprise de substances psychotropes, d’autres où il semble porté par un désir insatiable vers des abysses de plaisir, nous font regretter que la partition lui réserve finalement si peu d’espaces de liberté.
Petit à petit le clivage se creuse entre le texte aux figures de style chargées et prétentieuses, et les possibilités la plupart du temps inexplorées, latentes du performeur. Si nous pouvons être sensibles aux registres contradictoires – grandeur et burlesque avec un substrat de sincérité, humour et désespoir – et y trouver une forme de pudeur paradoxale dans ce ton grandiloquent et distancié, cette approche finit par s’apparenter à une apposition malheureuse. Le texte tend à devenir une chape brutale qui étouffe l’interprète. Entre le Je de l’auteur et le performeur s’installent les germes d’une dérive totalitaire d’autant plus sidérante que la partition est écrite sur mesure. Antony Rizzi semble par moment perdu entre ces cadres rigides dont on voit les ficelles. Les transitions sont simplistes et faciles, enchainent des saynètes assez convenues, qui peuvent basculer à tout moment vers une simple pharmacopée ou un glossaire de la drogue. En pensant aux textes d’Henri Michaux ou au théâtre de la cruauté d’Antonin Artaud, nous nous mettons à rêver ce comédien magnifique dans un rôle qui lui rendrait justice !
La programmation des soli de Jan Fabre au T2G reste toutefois intéressante, en ce qu’elle offre l’occasion de revenir sur l’œuvre d’un artiste contemporain incontournable. Sa manière de faire fausse route avec panache, sans doute parce qu’il est à fond dans sa pratique, dans une forme de sincérité jusqu’au-boutiste, impose le respect et ouvre de passionnantes pistes de réflexion.