Festival des cinémas expérimentaux et différents de Paris 2016 : Expériences du lieu

Outre une section thématique très riche consacrée à l'humour, le Festival des cinémas expérimentaux et différents de Paris organisé par le Collectif Jeune Cinéma présentait en octobre dernier 34 films en compétition. Dans ce panorama varié, nous souhaitons dégager un parcours à travers la question du lieu.

Certains inscrivent cette question dans un contexte concret, dans un territoire géo-politque, favorisant l'entre-deux, le passage, la remise en cause de la frontière et de l'identité qu'elle implique. Gone is syria, gone est le premier film du poète d'origine tchétchène Jazra Khaleed, qui habite en Grèce (1). Il articule plusieurs territoires : des images filmées à Lesbos et à Athènes, et un poème qui évoque l'exil des syriens. L'entassement d'objets abandonnés sur les plages de Lesbos (gilets de sauvetage, objets personnels) alterne avec des vues générales de l'île, dont les routes sont traversées par des groupes de marcheurs qui semblent davantage être des randonneurs que des migrants. L'exil est représenté par cette image manquante, représentation en négatif contrebalancée par les derniers plans du film montrant l'arrivée de réfugiés dans un port d'Athènes, qui remet par ailleurs en question l'homogénéité de la figure du migrant : dans cette file se mêlent des personnes d'origines diverses, aussi bien asiatiques que caucasiens. Some Laws of Air de Jake Davidson parle du passage d'une frontière en relation à un outil de production d'images : « L'expérience psychologique et extrajudiciaire de transporter un drone dans et hors de la Cisjordanie. A l'époque où le film a été fait, les lois sur les drones en Israël (le plus grand exportateur de drones au monde) étaient au mieux ambigües. Cet espace d'incertitude – où les nouvelles technologies sont introduites avant d'être régulées par l’État – signifie que le transporte d'un drone civil à travers la Cisjordanie occupée incarne une espèce de vide juridique révélateur des pratiques militaires occidentales ». Jus Soli de somebody nobody a pour point de départ un incendie connu sous le nom de « New Cross Fire » dans lequel périrent 13 jeunes noirs lors d'une fête dans un appartement, incendie dont l'on soupçonne les motifs racistes et qui mena a la plus grande manifestation de la population noire en Angleterre. Ce film interroge la question de l'identité nationale et de la discrimination raciale, en montrant des espaces publics et domestiques désertés, dont le calme apparent est troublé par une violence latente. Three enchantments de Jon Lazam relève davantage du collage (dont une des propriétés était justement, comme l'exprimait André Breton, le dépaysement (2)), usant des matériaux et registres de représentation hétérogènes et glissants (l'on pense aussi à la notion de « profondeur mentale » développée par Dubuffet (3)). Comme Anak araw de Gym Lumbera présenté il y a deux ans au festival, Three Enchantments joue sur cette dualité culturelle, en relevant l'hétérogénéité d'une société marquée par le colonialisme telle qu'elle existe aux Philippines. Ha terra ! d'Ana Vaz renvoie aussi à une démarche décoloniale. Elle nous fait traverser une terre qui n'est pas fixée, mouvante comme une mer sur le fil d'un voyage en barque : un monde « sans foi, sans roi ni loi ». A la possession de la terre brésilienne par les colons est opposée une contre-possession fondée sur la désorientation, la perte, dans une perspective plutôt animiste.

D'autres films qui se situent sur un territoire plus formel vont faire de l'entre-deux un principe générateur de l'image, qui aboutit à l'invention d'une nouvelle perception de l'espace, qui se mêle plus intimement à la représentation. Matière première de Jean-François Reverdy, tourné en Mauritanie et qui nous fait suivre le processus de l’exploitation des carrières de fer de Zouérate jusqu'à l’acheminement du minerai vers l’Océan à bord du plus long train du monde, propose une sorte de paysage fantastique, une image mirage produite par un dispositif singulier : le film, comme les autres réalisations du cinéaste, est créé avec un sténopé. C'est ainsi le lieu de formation de l'image qui est déplacé. My song is sung de S. J. Ramir évoque un lieu abandonné. Les choses et l'espace sont suspendus dans ce grain qui en marque la finitude et en expose l'image, elles sont prises dans la poussière du départ. Phases of noon de Robert Todd exploite un éventail plus large de techniques qui représentent autant de seuils et d'intervalles : la focale, l'exposition, la surimpression. Filmé dans un parc à midi, le film brouille la perception du lieu, en faisant un espace multidimensionnel, cubiste, où plusieurs plans peuvent coexister à la fois. Enfin Immagine de Gérard Cairaschi réduit au maximum l'intervalle entre deux image afin d'en former une troisième : l'alternance de plans extrêmement brefs tend à créer une effet de superposition, qui n'est pas sans rappeler les films de Rose Lowder. La différence de Cairaschi est qu'il travaille sur cette surimpression optique à partir des analogies formelles entre les motifs, faisant alterner la figure humaine et le paysage naturel : des bras se fondent dans une vague, un visage dans les branchages.


 

(1) Eleni Gioti avait mis en images un autre de ses poèmes dans son film The Aegean or the anus of death.

(2) « La surréalité sera d'ailleurs fonction de notre volonté de dépaysement complet de tout, et il est bien entendu qu'on peut aller jusqu'à dépayser une main en l'isolant d'un bras, que cette main y gagne en tant que main, et aussi qu'en parlant de dépaysement, nous ne pensons pas seulement à la possibilité d'agir dans l'espace », « Avis au lecteur pour  « La femme 100 têtes » de Max Ernst (1929) », André Breton, Oeuvres complètes II, p. 305.

(3) « Une œuvre en effet qui n'utilise pas les différents degrés de généralisation dont il a été parlé ci-dessus, et ensuite ce saut de la figuration à l'intervention purement décorative ou gratuite, mais qui s'oblige à demeurer tout au long sur un seul de ces plans choisi une fois pour toutes, perd le profit qui peut se tirer de circuler comme un rapide ascenseur de l'un à l'autre des différents étages de la pensée dans une dimension verticale que l'on pourrait nommer, par allusion à la profondeur spatiale, la profondeur mentale. Celle-ci ne peut se manifester, observons-le bien, que si sont associées dans un même ouvrage plusieurs positions d'esprit différentes », Jean Dubuffet, L'homme du commun à l'ouvrage, p. 135.


| Auteur : Boris Monneau

Publié le 15/11/2016