Cinéma / Parole #29. Jean-Christian Riff

A la lecture de Tentative d'épuisement d'un lieu parisien, il était évident pour Jean-Christian Riff que ce texte allait constituer la matière d'un film futur. Déjà quand il travaillait sur Printemps, son premier film, le cinéaste s'interrogeait sur la manière de filmer des lieux qui reviennent et dont nous sommes familiers. C'était plutôt Espèce d'espaces qui accompagnait alors sa réflexion. Avec Tentative d'épuisement d'un lieu parisien, cette même question se présente dans une source littéraire qui signale en elle-même la possibilité d'un dispositif dont un film pouvait proposer la reprise. Tentative d'épuisement d'un lieu parisien se donne donc en premier lieu comme un exercice d'actualisation du texte éponyme de Georges Perec. Sur une temporalité proche du récit, le cinéaste s'efforce d'occuper les places à partir desquelles l'écrivain a lui-même réalisé ses descriptions, dans un phrasé qui se dépouille progressivement de tout apparat. Le film cherche ainsi, dans un autre régime d'expression, à capter ce qui a lieu sur la place et qui vient dans l'image résonner avec le texte de Georges Perec, lu en voix off par Mathieu Amalric. En filmant les séquences de manière découpée, et en amenant les figures qui viennent à l'écran par bribes, le film est très proche de l'écriture de Perec, sèche et dépouillée, dans un style qui relève de l'inventaire, et l'approche de manière véritablement subjective. On sent d'emblée le regard du cinéaste qui vient à la rencontre de celui de l'écrivain, et qui invente pour l'écran une forme poétique qui n'est pas celle du texte, mais qui n'aurait pas été possible sans elle. 

Le dispositif du film nous met en lieu et place de Georges Perec : occuper les mêmes espaces, aux mêmes heures que lui, pour y scruter la place et y chercher les événements que lui même a extraits du flot de passants et de voitures. Cette dimension de recherche dans laquelle se situe le film, et qui fait une différence notable avec la situation du texte à proprement parler, est aussi ce qui place cette Tentative cinématographique dans une certaine impossibilité de correspondre véritablement avec la prose de l'écrivain. Si les coïncidences sont nombreuses et troublantes, entre ce que décrit Perec et ce qu'enregistre la caméra de Jean-Christian Riff, le film est toujours dans un léger décalage, tantôt en retard, tantôt en avance sur les micro-événements qui se produisent. Cela tient à la nature même du médium filmique, dont le sens est d'enregistrer le visible, et qui ne peut pour cette raison que le rendre après coup, dans un retard indépassable, mais en le plaçant dans l'imminence d'un avenir, et donc dans une capacité à devancer notre propre regard, comme celui de l'écrivain que le film cherche à retrouver. C'est sans doute dans ces moments de non-coïncidences que le dispositif du film montre toute sa pertinence, et fait droit aussi bien à l'aspect littéraire du texte de Perec, écrit au présent de l'indicatif, ce qui n'est pas sans effets dans la relation que le film va pouvoir instaurer avec lui, et à la dimension cinématographique de sa reprise, dont le sens est de rendre présent, c'est-à-dire d'inscrire dans le temps mais aussi de signaler comme une part de don du film, le surgissement de ce qui a toujours déjà eu lieu. Dès lors, quand le film semble entrer en collision directe avec le texte, les instants les plus banals, les plus ordinaires du quotidien nous arrivent avec la radicalité de l'événement, capable de transcender le dispositif filmique pour indiquer en lui un pur moment d'apparition et d'ouverture du regard, capable de conjoindre des temporalités que séparent quelques trente années. En cela, le film se tient au plus loin d'une simple illustration du texte, et les nombreuses redondances et la part d'épuisement qu'elles cherchent à produire, laquelle n'est pas étrangère non plus au texte de Perec, est le lieu d'une réflexion en acte. 

La voix off agit ici à plusieurs niveaux. Son premier effet est de nous situer à l'intérieur de la temporalité du texte. Elle produit aussi dans notre regard une forme d'attention spécifique, qui nous met dans une situation paradoxale, active et passive à la fois : celle de chercher nous-mêmes dans l'image ce que nous pouvons en recevoir. Elle nous accorde au film en même temps que le film nous accorde au texte. C'est parce que le film est absolument transparent sur son dispositif qu'il peut opérer ce double mouvement de nous adresser un texte et de nous adresser au texte. Dans cette économie à la fois très fragile et assurée d'elle-même, parce qu'elle repose sur un rien, la séquence où l'on voit un passant faire un malaise prend un relief particulier. C'est, dans l'ensemble du film, le seul événement qui vient avec sa propre dramaturgie — en proposant un début, un milieu et une résolution. Cette séquence montre finalement la totale liberté que peut et doit prendre le réel quand il vient s'insérer dans un dispositif de capture cinématographique. D'un seul coup, nous sommes arraché au texte, qui se suspend lui-même. Quelque chose dans le visible vient rompre la double linéarité, du texte et du film, qui est à l'œuvre. Cette séquence met également en évidence que la répétition inlassable des mêmes motifs à l'écran — des passants, des autobus, les devantures, la fontaine, etc. — n'est jamais, au cinéma comme ailleurs, un pur et simple retour du même : une infime différenciation d'avec soi travaille au cœur des figures enregistrées et vient montrer que le plus ordinaire, le plus commun, le plus anodin est aussi porté et traversé par un mouvement extra-ordinaire auquel notre regard doit être éveillé. C'est aussi ce que découvre le texte de Perec qui, en devenant progressivement une pure énumération de signes qui se succèdent les uns les autres, trouve sa propre forme, son mode de déploiement, qui met précisément, dans cette accumulation sans fin, tous les signes en déroute. Car la gratuité de l'acte d'écrire, en en faisant de purs surgissements sans liens apparents, annule précisément leur fonction de signes. Le cinéma montre plus fortement encore, dans son ordre, qu'une présence ne peut jamais se réduire à un signe. Le passage du bus 70, c'est un mouvement, une couleur, une lumière, une relation à l'espace, que le cinéma, dut-il l'enregistrer pour la centième fois, ne peut pas ne pas accueillir. L'épuisement ici, ce qui vaut pour le texte comme pour le film, ne va jamais sans nous proposer en même temps de nous assoir un instant à la fontaine où il est possible de se ressourcer et reprendre des forces. A cet égard, que ces deux Tentatives d'épuisement d'un lieu parisien aient été tournés sur la place Saint-Sulpice n'est sans doute pas anodin.

Le film montre aussi, en mobilisant des archives personnelles, ce qui l'a rendu véritablement nécessaire. Le texte de Perec, parce qu'il s'attache au plus commun et au plus ordinaire, ouvre un espace que chacun peut habiter. Nous sommes tous potentiellement ce jeune homme qui s'arrête au café ou cette jeune femme qui fume une cigarette assise sur un banc. Le film ouvre lui aussi cette dimension d'hospitalité, il est pour celles et ceux qui traversent régulièrement cette place une réelle invitation à se chercher dans l'image, en quoi il retrouve une possibilité décisives de toute forme artistique. Car s'il importe peu que nous soyons dans l'image, le fait que nous soyons présents à l'image, en tension, en rencontre avec ce qu'elle met en scène est particulièrement important. Ce que nous rappelle Tentative d'épuisement d'un lieu parisien, c'est que notre regard n'a jamais fini d'apprendre à se poser sur le monde et qu'il ne peut le faire seul et par ses seules ressources. C'est aussi ce que signale le texte de Perec, dont le réalisme le plus radical produit ce renversement paradoxal de désigner des choses qui restent à l'état de pur ouverture, et donc à même, non pas d'assécher leur sens, mais d'en libérer une énergie nouvelle. Rester à la surface des choses est précisément ce qui permet ici d'en faire apparaitre le caractère mystérieux. Quelque chose de ce que nous avons été, de ce que nous sommes, de ce que nous serons traverse les formes, filmiques, littéraires, esthétiques qui viennent à la rencontre de notre regard. Cela ne veut pas seulement dire qu'elles parlent de nous, mais aussi qu'elles ouvrent l'espace d'un monde habitable, qu'elles façonnent un lieu commun qu'elles offrent en partage. Il est beau et heureux qu'un film, en échange permanent et en amitié avec un texte qui l'aura précédé, montre à sa suite que toute tentative d'épuiser ce lieu est finalement vouée à l'impossible.

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Compte rendu du séminaire Cinéma / Parole du 16 octobre 2016.


| Auteur : Rodolphe Olcèse
| Lieu(x) & Co : Collège des Bernardins

Publié le 23/10/2016