Laissons nous prendre par l’espace sans cesse reconfiguré, mouvant et aux propriétés diffuses, de la nouvelle création de Pauline Simon, tout en gardant à l’esprit le sous-titre de la pièce, qui fait directement référence aux recherches du philosophe Elie During dans le sillage d’Henri Bergson. La jeune chorégraphe s’entoure de trois collaboratrices. Ensemble elles écrivent un récit sinueux, non-euclidien, protéiforme, au souffle cosmogonique, qui embrasse la fin des temps tout en étant profondément ancré dans l’ici et maintenant de la relation immédiate avec les spectateurs.
Pour ma part, je veux faire des histoires, je veux fabriquer une agitation critique et joyeuse (…) Je ne résoudrai pas le problème mais penserai avec lui, me laisserai troubler par lui. La seule façon que je connaisse pour le faire est d’en appeler à la joie créatrice, à la terreur et à la pensée collective. Le propos de Donna Haraway trouve des résonnances secrètes avec cette dynamique artistique. Pauline Simon semble s’inscrire dans une lignée de la fabulation spéculative, faire partie de ces familles interspécifiques d’êtres tentaculaires (qui) fabriquent des attachements et des détachements, coupent et nouent, tissent des chemins et des conséquences, décrits par la théoricienne américaine*. Les histoires qu’elle cultive sur le plateau de danse sont à la fois subjectives et intemporelles, plus riches, plus curieuses, plus denses, décalées, non ajustées, sans conclusion, histoires de métabolismes et météorologies connectés, d’articulations, d’écologies en réseau, histoires qui puisent dans des mythologies extra-occidentales et engendrent de terribles extensions imaginaires. Procédant par opérations de branchement et de prélèvement – discontinuités sélectives hautement sensibles, assumées, abruptes ou glissantes qui laissent volontairement effleurer la collure – sa pratique compositionniste déchaine des devenirs, explore des expériences inédites du temps, s’annonce capable de construire de nouveaux collectifs.
Bonsoir ! L’adresse est directe, le public est d’emblée intégré à ce dispositif. Le regard frontal d’une première performeuse se démultiplie, louche vers les côtés, se perd dans la longue chevelure d’un masque qui couvre le visage. Un jeu subtil de déclinaisons de l’unité confère de la densité aux ombres colorées et installe plastiquement, rythmiquement l’idée d’une diffraction de l’être selon différents plans de consistance. Plusieurs paires d’yeux grands ouverts nous fixent hallucinés avant d’entamer une circulation combinatoire, synchronisée selon des règles opaques, commutateurs qui précipitent le basculement de perspectives intérieure / extérieure. La fin du sentiment océanique – le syntagme s’inscrit sur un écran qui entame la symétrie rectangulaire et autosuffisante du plateau – coïncide avec l’éclosion insistante d’une question : mais qu’est ce qu’il se passe sous les paupières ? L’espace de Postérieurs devient subitement réversible, sa porosité est confirmée par la multiplication des entrées et sorties, autant de circulations qui attisent des échos insoupçonnables, réveillent un souffle liminaire. Le chevauchement de seuils et d’échelles est redoutable, qui compose une trame à la fois souple et résistante, entrelacs partagés entre ce qui apparait et ce qui disparaît, traversés par les rythmes subtils, souterrains d’un même devenir. Les palpitations rapides des mains augmentent le halo vibratoire de cet environnement haptique. Un savant mantra des doigts pourrait constituer l’amorce d’une série d’actions réparatrices à l’adresse d’un monde sens dessus dessous.
Agissant en tant que figures hybrides, indéterminées, Pauline Simon et ses comparses s’inventent des danses apotropaïques qui conjurent les forces en présence. Le geste est politique, qui prend soin de la relation entre les protagonistes, qui prend soin également des connexions avec l’espace et les spectateurs, directement concernés, à la fois surpris et déplacés. Au cœur de la tourmente on nous invitera à fermer les yeux et écouter les battements du cœur de son voisin. Tout est en tout et les énergies circulent, débordent des membranes, s’amplifient dans des fulgurances infra-moléculaires. Mais pour l’instant des flux et reflux sourds balaient le plateau. La dalle de béton brut semble acquérir la consistance des plages de sable fin et gorgé d’eau dans lequel les empreintes s’effacent rapidement. Pourtant une forme abstraite et organique, argentée, luisante se trouve échouée dans ces limbes. C’est peut être la matière primordiale, indifférenciée, la chair d’un monde sur le point d’être créée. C’est aussi la besace, le sac à provisions du féminisme spéculatif, tel qu’imaginé par Ursula Le Guin, dans sa contribution The Carrier Bag Theory of Fiction à l’ouvrage collectif Dancing at the Edge of the World (Harper and Row, 1989). Le geste est brutal, qui provoque la déchirure. Un œuf éclot des entrailles, accueilli par un chant étrange, suspendu entre la berceuse et la louange. La fonction interprétative s’affole. Les registres s’entrechoquent hantées par une propension médiumnique, visionnaire. Le présent s’épaissit, vacille sous l’abondance de textures et d’histoires qui vrillent, excentriques. Un ample mouvement d’enroulement vertical exacerbe l’énergie résiduelle des futurs passés. Figure archétypale du trublion cosmique, trickster contemporain, Kinder précipite la catastrophe. Des flux aériens, des vapeurs, des phénomènes océaniques à grande échelle, des remontées d'eaux profondes et des pressions atmosphériques insoutenables nous submergent. El Niño et La Niña mènent la danse sur le plateau. Dans les interstices entre les gestes et les mots s’inscrivant sur l’écran de manière de plus en plus précipitée, des mondes longtemps refoulés entrent en ébullition. Des intermèdes percussifs tentent de poser des repères rythmiques dans cette trame d’un temps liquéfié. Pauline Simon guète les éruptions inattendues de vitalité, chorégraphie ces pratiques contaminées, balbutiantes et inachevées qui réinventent la vie dans les ruines. Divinités chtoniennes, déesses des ouragans, puissantes sorcières insoumises, leur ronde décousue, serpentine, antinomique ouvre dans un mouvement final une ritournelle qui reconfigure le territoire, construit du possible avec un appétit spéculatif insatiable.
* Donna Haraway, Sympoièse, SF, embrouilles multispécifiques in Gestes spéculatifs, Isabelle Stengers et Didier Debaise, Presses du Réel, 2016
Postérieurs (le futur n’existe pas mais des futurs insistent), créé à la Ménagerie de verre dans le cadre du festival Etrange Cargo en avril 2016 et présenté aux Laboratoires d’Aubervilliers le 15 septembre 2016
Publié le 15/09/2016
