Kapwani Kiwanga / UJAMAA

Le parti pris de l’exposition monographique de Kapwani Kiwanga au Centre d’art contemporain La Ferme du Buisson est radical. Il entretisse des temporalités hétéroclites pour étoffer cette passionnante réflexion que l’artiste mène sur le pouvoir des croyances, sur les territoires mouvants où le magique et les savoirs vernaculaires côtoient les utopies sociales, la propagande et la volonté politique.

Une petite ritournelle résonne par instants, habite les espaces d’exposition. La voix de l’artiste égraine en langue Swahili des contes, des bribes d’histoire ou d’analyses économiques, des notes de terrain. Elle active, engage des circulations entre les différents éléments de l’installation Kinjeketile Suite (2015 – 2016) qui se déploie au rez-de-chaussée du centre d’art sur des cimaises dont la structure volontairement elliptique favorise les jeux de perspectives changeantes et rend manifestes les blancs inhérents à toute recherche historique ou anthropologique et plus encore à toute tentative de construction d’un récit identitaire à l’échelle d’une nation. Des figures tutélaires fonctionnent comme points d’accroche pour le visiteur francilien peu familier de l’histoire pré et postcoloniale de ce qu’on appelle aujourd’hui la République Unie de Tanzanie : Kinjeketile Ngwale, guérisseur et initiateur de la révolte de 1905 contre les autorités coloniales allemandes, également connue comme la guerre Maji–Maji (Swahili), du nom d’une potion magique aux pouvoirs protecteurs censée transformer les balles allemandes en eau, et Julius Nyerere, président du nouvel état après l’indépendance obtenue en 1961 et promoteur du concept d’Ujamaa, un système d’organisation sociale reposant sur des principes collectivistes et un idéal de société égalitaire, juste, solidaire et autosuffisante. L’artiste réussit pourtant à subvertir la logique quelque peu dangereuse, simplificatrice des « pères fondateurs », privilégiant l’égalité dans le statut des divers documents et matériaux qui constituent l’installation : archives historiques, photographies récentes prises lors de ses voyages de recherche, affiches en date de la Deuxième Guerre Mondiale, livres et magazines politique et de propagande. Certains éléments de la pièce déclinent le récit visuel et spatial dans un registre qui tend à s’extraire à la sphère intellectuelle, s’adresse plus directement aux sens et fait signe vers la vie quotidienne. Ainsi ces tissus Kanga qui cachent ou exhibent encore aujourd’hui, entre leurs plis, le motif de  « l’œil de Bokero » (surnom de Kinjeketile) en soutien à la révolte. Ainsi les plants de ricin qui poussent sous une lumière noire, finement étudiée, témoins, vecteurs de transmission et documents animés par les rythmes à la fois terriblement présents et intemporels de la sève végétale aux vertus fortifiantes ou mortelles, utilisée selon les récits oraux dans la potion Maji –Maji, symbole de la rébellion.

L’utopie se déplie entre les différents étages du Centre d’art La Ferme du Buisson, selon un axe concernant la parole et un autre concernant les gestes du labeur. Pour Uhuru ni Kazi (2016), installation qui reprend des slogans de l’époque : La liberté, c’est le travail, La liberté, c’est la sueur, Kapwani Kiwanga puise dans les archives audiovisuelles d’un réalisateur canadien, Gerald Belkin, qui a passé deux ans en immersion dans un village Ujamaa, à la fin des années 60. Six moniteurs cathodiques laissent entendre une pluralité de voix qui remettent en question, à partir de situations prosaïques et concrètes, la doxa et la parole politique officielle. Des problématiques comme l’action individuelle et le travail coopératif, les droits de la femme, le droit de poursuivre des études (soumis à l’avis du conseil du village) exposent le fossé entre les villageois et les fonctionnaires de l’appareil d’état.

Le triptyque vidéo Ujamaa (2016), réalisé à partir d’images fragmentées des reportages Ujamaa : Un portrait du socialisme tanzanien d’Yves Billon et Jean-François Schiano (1976) et Ujamaa de Jonathan Power (1977), met l’accent sur la dimension rythmique, subtilement chorégraphiée des tâches agricoles. Quelque chose de l’entêtement de ces villageois qui s’attaquent de front avec des simples bèches à la terre aride qui semble résister à leurs efforts se retrouve dans la vidéo Vumbi (2012) qui documente les actions mineures, patientes, remplies d’un soin à la fois obstiné et vain, de l’artiste engagée dans une activité minutieuse et délicate, à la lisière de la performance, du geste quotidien et du geste de guérisseur, dans une lutte vaine contre la poussière rouge de la saison sèche pour laisser éclater ne serait ce que de manière furtive, le vert de la sève dans les feuilles d’un mur végétal au bord d’une piste de la campagne tanzanienne.

Les plantes occupent une place essentielle dans le travail de Kapwani Kiwanga, depuis ses séries de bouquets, Flowers for, reprenant des arrangements floraux issus des photographies documentant l’Indépendance de différents pays du continent africain. Au cœur de l’espace du Centre d’art contemporain La Ferme du Buisson, l’installation White Gold : Morogoro (2016) invite le visiteur à une véritable expérience physique. A la fois seuil, labyrinthe, lieu transitionnel, cette pièce monumentale qui présente son matériau brut – le sisal, fibre végétale issue de l’agave – « en cours de traitement »,   suspendu sur de hauts portants, constitue une réflexion terriblement sensorielle, qui a trait à des questions de géo-économie à échelle mondiale, du Mexique, pays d’origine de l’agave, en passant par l’époque des colonies allemandes en Afrique de l’Est, moment de l’introduction de la culture intensive du sisal, jusqu’à la révolution socialiste Ujamaa et sa faillite.

Investissant un espace proche de l’entrée dans le Centre d’art, la pièce Nursery (2016) infuse de sa force subtile l’ensemble de l’exposition. Elle ne convoque pas seulement les vertus médicinales ou magiques des plantes qui y poussent tranquillement, mais aussi la mémoire de celles et ceux qui ont appris à les connaître et cultiver, qui les ont étudiés et utilisés dans leurs luttes et surtout la participation attentive des visiteurs. Kapwani Kiwanga s’inscrit dans une continuité furtive, discrète, ancestrale, renoue ainsi avec le fil de la transmission orale des sciences vernaculaires, met en place les conditions de possibilité d’une utopie qui déborde les codes de l’institution muséale, revigore la vocation première d’un centre d’art en tant qu’écosystème expérimental propice à la production et la circulation des savoirs, rappelle l’importance du soin dans les relations à son environnement et la puissance, la complexité et la richesse du vivant.

Venez donc à La Ferme du Buisson vous approprier les histoires secrètes de l’Achillée, de la Bryone, de l’Angelique, de la Datura et autres Belladones !

UJAMAA de Kapwani Kiwanga, du 24 avril au 9 octobre 2016 au Centre d’art contemporain La Ferme du Buisson


Crédits photos : Emile Ouroumov

Publié le 05/09/2016