L'écrit est une composante capitale de l'image cinématographique, et du cinéma dans son ensemble comme phénomène social et communicationnel. Le livre de Dutrieux a le mérite de se focaliser sur un aspect de l'écrit bien spécifique, la typographie, qu'il expose dans son histoire et dont il situe bien les différents enjeux tant esthétiques que médiatiques et économiques. L'analyse esthétique du cinéma (qui n'est pas réductible au film - ici l'auteur reprend les propos de Metz pour qui "Le film n'est qu'une petite partie du cinéma (1)") se fonde sur l'étude des caractères et de leur sémantique ou rhétorique. Il s'agit plus généralement d'élucider l'insertion du texte et de ses propriétés et contraintes formelles dans le champ temporel de l'écran. C'est en même temps un travail d'identification, une défense d'un art de l'ombre : la dernière partie de l'ouvrage présente une centaine de titres de films, où l'auteur et la typographie employée (sauf dans le cas des lettrages) sont identifiés. Ce livre met ainsi l'accent sur ces professionnels obscurs qui créaient les génériques dont ils étaient absents. Le texte est donc un envers de l'image.
Là où le livre est un peu en reste à notre goût, c'est pourtant dans la dimension proprement esthétique de l'écrit à l'écran, qui était traitée avec davantage de brio conceptuel par Michel Chion dans L'écrit au cinéma - car l'esthétique n'est pas réductible à la sémantique : il faut mettre en jeu des forces poïétiques. Une analyse esthétique serait plutôt quelque chose qui dévoile la fabrique du sens en marche au lieu de nous donner le sens comme un produit achevé. Il est d'ailleurs à regretter, chez les deux auteurs, le fait qu'ils centrent essentiellement leur travail sur le cinéma de fiction, et qu'ils ignorent tout un pan du cinéma (nommons-le expérimental s'il faut une étiquette), à quelques exceptions près (Chion parle effectivement d'Anémic Cinéma de Marcel Duchamp ou de Berlin symphonie d'une ville de Walter Ruttmann) : c'est pourtant dans ce domaine-là que la présence de l'écrit à l'écran a pu se développer de la façon la plus radicale, jusqu'à la création de films majoritairement ou entièrement textuels qui interrogent le statut de l'écrit comme image (bien que nous ne nions pas qu'un film de fiction, dans sa propre économie formelle, puisse en faire tout autant, quoique moins explicitement) : citons en exemple Word Movie (1966) de Paul Sharits, Zorn's Lemma (1970) de Hollis Frampton, So Is This (1982) de Michael Snow, Secondary Currents (1982) de Peter Rose, Novalis, First Hymn to the Night (1994) de Stan Brakhage (dont nous proposons ici une analyse: http://www.abraslecorps.com/pages/magazine.php?id_mag=315), Secret History of the Dividing Line (2002) de David Gatten, ou encore tout le cinéma lettriste et les œuvres de Broodthaers, parmi bien d'autres (2).
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(1) « Le film n'est qu'une petite partie du cinéma car ce cernier figure un vaste ensemble de faits dont certains interviennent avant le film (infrastructure économique de la production, studios, financement bancaire ou autre, législations nationales, sociologie des milieux de décision, état technologique des appareils et des émulsions, biographie des cinéastes, etc.), d'autres après le film (influence sociale, politique idéologique du film sur les différents publics, patterns de comportement ou de sentiment induits par la vision des films, réactions des spectateurs, enquêtes d'audience, mythologie des stars, etc.), d'autres enfin pendant le film mais à côté et en dehors de lui : rituel social de la séance de cinéma (moins lourd que dans le théâtre classique, mais qui tient de cette sobriété même son statut dans la quotidienneté socio-culturelle), équipement des salles, modalités techniques du travail du projectionniste, rôle de l'ouvreuse (c'est-à-dire sa fonction dans divers mécanismes économiques ou symboliques, que n'entamerait pas son inutilité pratique), etc. », Christian Metz, Langage et cinéma, p. 7.
(2) Nous renvoyons également à des usages du texte plus contemporains, que nous avons pu observer dans le festival Hors Pistes de cette année : http://www.abraslecorps.com/pages/magazine.php?id_mag=294&page=3
Typographie et cinéma : esthétique du texte à l'écran, Lionel Orient Dutrieux, Atelier Perrousseaux Editeur, 2015, 19€.