Cet ouvrage fait partie d'une collection consacrée aux rapports entretenus entre les écrivains, notamment poètes, et le cinéma (« Le cinéma des poètes ») : outre Michaux, il existe à ce jour des volumes consacrés à Breton, Benjamin Fondane ou Queneau, mais aussi à Duras, Epstein ou Jacques Brunius. Ce parti pris éditorial permet non seulement d'explorer le territoire fécond des échanges entre littérature et cinéma (car les écrivains n'ont pas seulement parlé de films : le cinéma a marqué en retour leur écriture), mais aussi d'en appeler à un cinéma de poésie (1), et à saisir par ailleurs la part constitutive du spectateur dans l'expérience poétique du film.
Les lecteurs de Michaux auront en effet remarqué la prégnance du cinéma dans nombre de ses écrits : cet ouvrage a le mérite d'en faire la synthèse, à la suite d'un article de Maurice Mourier : « Michaux, cinémane et cinématicien » dans Méthodes et savoirs chez Henri Michaux (dirigé par Gérard Dessons). L'un de ses premiers écrits publié en 1924 dans le numéro 4-5 de la revue Le cercle vert, « Notre frère Charlie », à mi chemin de l'essai et du poème en prose, est consacré à Chaplin qu'il définit comme un « acteur du subconscient » (en opposition aux « dissertateurs du subconscient » que sont Proust ou Freud). Par la suite les allusions au cinéma essaiment au fil des livres, d'Ecuador (2) à Face aux verrous (« Personnel ») (3) en passant par Un barbare en Asie (4). Le cinéma est toujours là pour décrire une réalité complexe, mouvante, qui est celle à laquelle la poésie aspire.
C'est à travers les expériences qui fit Michaux de la mescaline que ce rapport au cinéma se cristallise, ce qui donnera suite à un film réalisé avec l'assistance de Julien Duvivier : Images du monde visionnaire (1964), dont il ne sortit pas réellement satisfait. Pour décrire ses expériences hallucinatoires, c'est au cinéma que Michaux a souvent recours : les drogues « "mettent en scène" et […] illustrent avec éclat, projetant sur le tableau noir de l'imagination le film éblouissant d'images en mouvement qui y correspondent, brusquement intensifiées, recolorées, actualisées » (Les grandes épreuves de l'esprit, Oeuvres complètes III, p. 383). Il semble donc paradoxal que, cherchant à rendre ces visions par le moyen qui leur semblerait le plus idoine, Michaux aboutisse à une déception.
Frustration qu'il nous semble un peu naïf de la part d'Anne-Elisabeth Halpern d'attribuer - entre autres motifs évoqués plus judicieusement, tel que la différence entre la vision du drogué qui « croit voir »et celle du spectateur qui voit effectivement ; et bien que Michaux lui-même mette en cause cet aspect du film (5) - aux limitations techniques de l'époque : les techniques numériques, à supposer qu'elles soient plus aptes à rendre les effets désirés que les moyens analogiques, se placeraient-elles alors à un degré d'évolution technologique et esthétique supérieur par rapport à ce qu'il était possible de réaliser dans les années 60 ? C'est plutôt une sorte de réalisation paradoxale du cinéma que Michaux nous invite à penser : que le cinéma une fois réalisé se trouve comme frustré de lui-même, en ce qu'il a de plus essentiel ; qu'il y ait un cinéma de l'écrit, un cinéma possible uniquement à travers la parole.
(1) Qui ne se limite pas à un genre défini de film : on sait par exemple l'enthousiasme de Desnos et des surréalistes en général pour les films burlesques ou les feuilletons policiers de leur époque et leur mépris envers le cinéma d'avant-garde français que l'on nommera plus tard « impressionniste ». Michaux lui-même s'intéresse tout particulièrement au documentaire, notamment scientifique. La poésie peut justement se trouver là où on l'attend ou le moins, où elle est le moins apprêtée.
(2) « A propos de chemin de fer, une invention sur la ligne Paris-Versailles par exemple : Le cinéma plastique, les sculptures animées. On façonnerait, dans le déblai ou en cire, ou en terre, des sculptures. Une toutes les mètres par exemple. Elles se superposeraient à la vue, ébaucheraient des mouvements, agiraient. Trains sans arrêt animés d'une vitesse constante ; (il faudrait tenir compte naturellement de certaines déformations). Mais quel bon principe de cauchemars nouveaux. Ah. Ah! On recommencerait à s'évanouir en chemin de fer. (Le principe de cela serait déjà dans les sculptures d'Angkor-Wai. Si l'on passe devant à la course, elles se mettent à danser). », Œuvres complètes I, p. 145-146.
(3) « Depuis quelque temps, en effet, il m'arrive qu'un personnage du film, momentanément distrait de l'action, où il n'est pas employé à fond, un personnage secondaire, le plus souvent mélancolique, se tourne vers moi, s'adresse à moi. Alors tout change, moi visé. […]
Quand je l'ai vu récitant comme qui souffre dans son rôle, c'était le signe, le signe qu'il ne tenait pas tout à fait au film, qu'il était dans le besoin, le besoin d'une âme fraternelle. Oh! Ils sont forts pour ça et les femmes plus encore. Dès qu'elles ont senti quelqu'un de disponible, de vraiment disponible, qui ne le savait peut-être pas lui-même, à qui elles vont pouvoir aller pour se décharger du poids écrasant de leurs revers, de leurs drames et du peuplement hétéroclite de leur solitude, les voilà qui se jettent sur le spectateur tranquille, victime abasourdie. », Œuvres complètes II, p. 476-477.
(4) « A un cinéma de faubourg, je vis un vieux film de cow-boy. Eh bien, pas un instant, je n'eus une impression de mouvement, d'émotion, ni même une impression américaine.
Cela pour une raison étonnamment simple, c'est que le film était accompagné du pouls constant de formidables coups de tam-tam qu'essayaient de traverser les sons religieux d'un harmonium.
Aucun autre film ne m'a donné cette impression d'éternité, du rythme sans fin, du mouvement perpétuel.
On s'agitait stupidement, pourtant, dans ce film. N'empêche, ce film était fixe. Il était emporté par plus immense que lui, comme une cage de coqs lutteurs dans un train express. », Œuvres complètes I, p. 350.
(5) Cela est manifeste dans le récit d'un rêve fait par Michaux pendant le tournage : « Je n'obtenais pas les objets, les rencontres, les rendez-vous, les matériaux désirables, les vues, ni surtout le style. On répondait technique, limites de la technique, impératifs de la technique, techniques de toute sorte, jamais celles dont j'avais besoin », Façons d'endormi, façons d'éveillé, Œuvres complètes III, p. 457.
Michaux et le cinéma, Anne-Elisabeth Halpern, Editions Jean-Michel Place, 2016, 10€