"Or, entre croire ou s'imaginer il y a cette différence : que quelque fois celui qui croit, sent qu'il ne comprend pas ce qu'il croit, bien qu'il n'ait aucun doute sur la chose qu'il sait qu'il ne comprend pas, si toutefois il la croit avec une pleine conviction ; tandis que celui qui s'imagine, pense savoir ce qu'il ignore complètement".
Cette citation qui ouvre le film à sa dimension la plus propre, empruntée à Sur le mensonge de Saint-Augustin, interroge directement, à sa manière, le sens même du médium cinématographique. Le cinéma en général, et ce film en particulier, qui se déploie devant nous sur l'écran, nous invite-t-il à croire ou à nous imaginer ? Autrement dit, se donne-t-il comme un foyer d'incompréhension qui n'entrave pourtant pas la conviction que nous pouvons avoir dans le monde qu'il met en partage, ou est-il plein d'une certitude sur quelque chose qui lui échappe complètement à l'instant même où il le met en scène, comme le mystère de ces deux existences séparées, qui viennent au plus proche l'une de l'autre, et se croisent sans pourtant se remarquer ? Pierre Weiss met en image deux échappées sans chercher à résoudre la crise qui les aura mis en mouvement et leur donne consistance.
Cette remarque inaugurale de Saint Augustin nous permet de poser la question du passage du réel au fictif, qui a un sens particulier dans le cinéma de Pierre Weiss, qui filme des mises en scènes fictives et souvent improbables à partir d'un environnement restreint, sinon familial. S'il travaille avec ses proches, c'est moins pour une raison économique, que d'économie : c'est une sorte de loi (nomos) du foyer (oikos) qui fixe cette situation, où pour montrer ce qui nous est propre, nous devons filmer ce qui nous est proche. Un réquisit de connaissance mutuelle préside à la collaboration et ouvre à la possibilité de travailler ensemble. Pierre Lenel, sociologue et acteur de la compagnie du Théâtre de l'opprimé, interprète dans les films de Pierre Weiss un personnage en retrait, qui ne parvient pas à communiquer. Gaëlle Obiégly, qui est présente à ce film par sa voix, introduit une faille dans le récit en y inscrivant son absence et le film trouve par cette ouverture sa singularité et son étrangeté. En effet, Pierre Weiss, plusieurs fois empêché de trouver le visage qu'il voulait donner au personnage de Sylvie Navré, fait des impossibilités qui lui viennent la qualité et la matière même de son film. L'événement qui possède l'homme. C'est une manière d'engager le réel dans le processus de réalisation, de mettre tous les obstacles rencontrés à l'avantage du film. Ainsi, Gaëlle Obiégly ne pouvant être présente sur le tournage, a interprété son rôle à distance, en donnant la réplique au téléphone, ou sur un petit enregistreur. Une autre comédienne propose quant à elle ses gestes comme autant de lieux d'accueil de cette voix improbable qui répond par anticipation, dans un synchronisme impossible. Cette question d'une synchronicité en souffrance est peut-être la signature même de ce film.
Ce qui importe, ici, c'est que le spectateur ne puisse pas se perdre ou s'oublier dans le film, qu'il ne soit jamais devant l'écran comme devant un simple support de projection. L'idée, c'est de ramener le regard à lui-même, dans l'épreuve d'un confort impossible, incapable de fuir dans quelque paradis artificiel. La volonté est de le faire trébucher avec le film, ce qui est la condition pour qu'il puisse travailler avec ce qu'il voit, au lieu de s'évaporer dans des images qui l'oublient en s'oubliant elles-mêmes. C'est ce qu'opère ici cette insistance doublement marquée sur une comédienne absente, sur une vieille dame qui trouble le tournage en voulant s'en soustraire, ou encore cette façon qu'a le film de se rejouer intégralement lui-même en lui-même, passé de la couleur au noir et blanc et inversement. L'obstacle n'est pas seulement contourné, il est appelé, désiré, pour permettre au film d'agir comme une perturbation reçue comme un organe de révélation du réel. C'est aussi ce que permettent à leur manière, mais sur un mode formel et pourtant abyssal, ces images introductives empruntées à un autre film, qui ne sera pas cité, d'une colonie de papillons qui se disperse de manière intrusive, donnant par avance la vue parfaite de cette invasion qu'attend Henri Dénié du fond de cette insomnie qui le prend, et que le film veut littéralement communiquer à notre regard. C'est pourquoi cette séquence est filmée dans la longueur, âprement, dans un temps démesuré, comme peut l'être la nuit quand nous n'arrivons pas à trouver le sommeil. Tout est donné dans cette première séquence, qui nous livre une expérience de l'insomnie comme modalité même du cinéma. L'événement qui possède l'homme, c'est peut-être cela, la conscience éprouvée que la nuit s'impose au veilleur comme une puissance excluante, qui accueille le monde entier, absolument toute chose, sauf son sommeil, et partant ne peut pas être un lieu où attendre le jour qui n'en finit pas de ne pas venir. Car la lecture et le visionnage d'un film ne peuvent que renvoyer l'image de cette invasion redoutée, qui reconduit le sommeil à un danger, c'est-à-dire à quelque chose à quoi il est rigoureusement impossible de s'abandonner. C'est sans doute là que le rapport à Saint Augustin est au plus juste, dans cette vision d'une veille intensifiée, où lucidité et enlisement se mêlent, où enfermement et libération s'impliquent l'un l'autre pour se résoudre réciproquement. Et même quand le jour se lève, quelque chose de cet état de veille paradoxale continue de se manifester. Les répliques empruntées à Nietzsche sur le corps et sur le moi, propos qui viennent d'ailleurs jeter une lumière inattendue sur le mutisme de la comédienne, participent aussi de ce mouvement de vertige. Elles permettent d'esquisser l'idée que le film s'inclut lui-même dans un objet plus grand que celui qu'il donne à voir et que, de la même manière qu'il se rejoue intégralement en lui-même, il doit pouvoir être redupliqué dans un autre mouvement plus vaste, une autre configuration dont nous ne pouvons précisément voir les limites, mais dont nous pouvons sentir la démesure, dans et par cette course interminable qui décline quelque chose de ce synchronisme en attente, cet accord à venir qui habite le film.
Cette course est également une manière d'instaurer une relation particulière au film. Comme l'insomnie, elle est livrée dans une forme de dilatation temporelle qui permet de toucher visuellement les questions de l'épuisement et d'un excès du corps sur lui-même, lequel corps se trouvant dans impossibilité d'avoir, par le jogging, une relation à autre chose que lui-même. La manière dont cette course est filmée, par de longs travellings élaborés à l'aide de petits dispositifs de machinerie bricolés, met en évidence ce synchronisme qui n'est jamais donné, mais ne se décourvre qu'au terme d'un perpétuel réajustement. La caméra se tient avec son motif dans un jeu fait d'attente, de pertes et de retrouvailles perpétuelles. Cette course induit, dans sa redondance et ses mouvements d'ajustements toujours recommencés, une autre façon de se rapporter à l'image et de faire cette expérience conjointe de l'enfermement et de la libération. Il fallait que ces séquences durent et se réitèrent dans le film pour que nous puissions sentir l'effort et l'éprouver comme nôtre, d'une certaine manière. Il y va d'une fuite sans issue, d'une autre modalité de cette pratique du cinéma comme insomnie, c'est-à-dire d'un cinéma du temps réel.
Ces séquences permettent également de rentrer dans le rythme propre à la course, qui a ses battements, ses accélérations et ralentissements, et qui est notre seule manière de poser les yeux sur territoire qui accueille ses tours et détours : ce rythme de la course est à la fois contemplatif et physique, il vient désigner un autre rapport au monde que celui du travail à la blanchisserie, il implique directement l'espace et le temps, auquel on ne peut accéder qu'en l'épousant. C'est le signe que ce qui se dessine, dans cette séquence, et par extension, avec le film tout entier, c'est une forme plastique complexe. Et il faut sans doute dire que c'est en conséquence de cette plasticité que le film ici devient musical, et non l'inverse. Car le rythme de la course est accordé au rythme du film dans son ensemble, dont il relève et qu'il révèle. A cet égard, il n'est pas anodin que ce soit en contrepoint de moments de courses que les deux trajectoires d'Henri Dénié et de la jeune fille se touchent presque sans s'apercevoir, cette rencontre impossible se donnant à la fois comme l'origine et l'issue de L'événement qui possède l'homme.
Il faut souligner enfin que le motif de la répétition, qui traverse tout le travail filmique de Pierre Weiss, est très présent dans L'événement qui possède l'homme. Il travaille le film à plusieurs niveaux et donne lieu à tout un jeu très singulier sur la colorimétrie. Dans la répétition, qui est sans doute le propre du médium cinématographique, nous faisons l'expérience d'une chose qui est identique à soi et pourtant toujours nouvelle dans son jaillissement. La séquence tournée avec Valérie Mréjen rejouant les échanges avec Sylvie Navré ne nous donne rien à quoi nous n'ayons déjà eu accès, et pourtant la situation se donne de manière tout à fait inédite, comme une première fois, sur fond d'immeubles en chantier, c'est-à-dire en sollicitant un arrière-plan qui est encore en train de s'élaborer. Ainsi, la répétition, c'est bien une manière de montrer que la forme que le film engage est en train d'arriver, toujours en train d'advenir. Le film est un cycle dont nous ne pouvons apprécier la texture sans recevoir l'insistance qu'il développe, car ce qui se répète une fois peut, par principe, se répéter à l'infini, comme la course de la jeune femme l'exprime si parfaitement, qui dessine les contours d'un territoire à la fois restreint et sans limites assignables, susceptibles une fois franchies de suspendre son mouvement. A l'image de nos existences inclues dans le titre étrange de ce film et qui, entre naissance et mort, plongées dans une fuite effrénée, à tout moment s'exposent à la rencontre de ce qu'elles n'attendaient pas : ce réel qui se donne pour ce qu'il est quand il fait événement, c'est-à-dire, contre toute attente, nous possède et nous découvre, dans la surprise radicale de pouvoir poser les yeux sur lui, encore une fois et pour la première fois.
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Compte rendu du séminaire Cinéma / Parole du 19 juin 2016.