Raoul Ruiz, le magicien de Guy Scarpetta et Benoît Peeters

Raoul Ruiz, le magicien est le dernier ouvrage paru à ce jour sur le cinéaste chilien décédé il y a quelques années déjà, dont l'œuvre reste encore comme un continent largement inexploré, à demi fantomatique. Il se compose de trois parties : la première est un entretien entre Ruiz et son ami et collaborateur occasionnel Benoît Peeters (il fut co-scénariste du film La chouette aveugle et collabora aussi à la bande dessinée Le transpatagonien), qui s'entretient également avec le veuve du cinéaste, Valeria Sarmiento; la seconde rassemble des critiques écrites par Guy Scarpetta sur certains des jalons de la vaste filmographie ruizienne, et la dernière recueille des propos de comédiens.
 

L'entretien entre Ruiz et Benoît Peeters est riche d'anecdotes éclairantes sur son parcours (notamment avant son arrivée en France suite au coup d'Etat de Pinochet) et ses méthodes de tournage, mais est aussi de manière plus générale  révélateur de sa manière de raconter, sa propre vie paraissant se confondre avec ses récits aux multiples imbrications et bifurcations au détour desquels est toujours tapi un sens aigu de l'absurde qui conjugue la fascination morbide au cocasse (nous en voulons pour preuve l'histoire de l'homme coupé en deux par un train au Chili, vu par Ruiz dans sa jeunesse (1), et qui est une des grandes portes d'entrée métaphoriques de l’œuvre ruizienne tant le thème du double y est présent, et aussi l'un de ses letimotive (2)). Ainsi s'éclairent non seulement la genèse de certains motifs ruiziens, mais aussi sa pratique du cinéma et certains de ses "secrets de fabrication", le pendant théorique (pour autant qu'il soit pertinent d'isoler théorie et praxis, surtout chez Ruiz où la dimension fictionnelle de la théorie - et vice versa - joue à plein régime) étant plutôt représenté par sa Poétique du cinéma ou par d'autres livres d'entretiens qui développent, sur un mode tout aussi foisonnant que ses fictions, les conceptions singulières de l'artiste.

L'un des dévoilements les plus significatifs est celui qui concerne la méthode d'élaboration de certains films, dont La ville des pirates et Point de fuite, que Ruiz a construits par soustraction. La "réalisation" se fait ici négative. Un bon nombre de séquence tournées, devant servir de lien narratif, se retrouvent supprimées au montage (3). C'est une sorte d'inversion de la perspective du baroque dans laquelle le cinéma de Ruiz est le plus souvent placée : ici c'est un vide, un manque qui produit un excès (et l'on retrouve là l'idée du "fragment absent" si chère à l'auteur, de la lacune qui produit un appel de sens), ou mieux encore un pli comme aurait dit Deleuze. L'image acquiert ainsi une autonomie par rapport au récit, épanouissant un espace onirique où le temps n'est plus continu mais simultané, fait de multiples replis : une singulière forme narrative voit le jour, ouverte à toutes les virtualités (c'est le "maintenant et jamais" de La ville des pirates). Le temps, substrat premier du récit, devient un espace à traverser dans un nombre infini de dimensions. C'est aussi le spectral de Derrida ou le post-mortem d'Erik Bullot (voir son article "Le cinéma est une invention post-mortem" dans son livre Renversements) qui se manifestent à cet endroit, car Ruiz est sans doute l'un des cinéastes ayant le mieux saisi et exploité le caractère spectral du récit cinématographique et de l'expérience d'image (semblable à ce que Blanchot entendait par "vivre un événement en image" (4)) qu'il ne recouvre jamais entièrement et dans lequel il menace de se dissoudre.

 

Parmi les propositions les plus intéressantes avancées par Scarpetta se trouvent sa définition multiple du baroque au cinéma (5), suggérant une lecture peut-être plus riche que celle de Richard Bégin dans son ouvrage Baroque cinématographique : Le cinéma de Raoul Ruiz qui tendait un peu trop à limiter, quoique de manière rigoureuse, l'esthétique ruizienne (et baroque) à la réflexivité; ainsi que les affinités dégagées entre le cinéaste et les écrivains de la modernité latino-américaine du XXe (par-delà l'exemple évident de Borges dont l'appel à une "érudition piégée" pour reprendre la belle formule de Scarpetta, le rapproche) : "Garcia Marquez (la transfiguration magique du quotidien) ; Carpentier (la transfusion des univers parallèles) ; Lezama Lima (le débordement foisonnant des métaphores, l'esthétique de l'incongruité) ; Vargas Llosa (les énigmes enchâssées, le jeu avec le kitsch) ; Cortazar (les glissements progressifs vers l'étrangeté, l'art de la déstabilisation des certitudes) ; Fuentes - et notamment ce qui s'épanouit dans un livre majeur comme Terra Nostra : l'enchevêtrement et la rencontre des temporalités hétérogènes, la réincarnation des personnages, passant d'une époque à l'autre"(p. 12).

L'examen de l’œuvre de Ruiz reste un peu trop sommaire à notre goût, ne s'attardant que sur ses films les plus connus qui, bien que représentatifs, ne sont que la partie émergée de l'iceberg : des films aussi brillants qu'ignorés car encore inaccessibles hors d'occasionnelles rétrospectives, tels que Tous les nuages sont des horloges (l'une de ses fictions les plus spéculatives), L'autel de l'amitié (l'un de ses essais les plus politiques), ou Palla y talla (le portrait ésotérique et d'une grande beauté plastique d'un peintre marocain), pour ne citer que les plus rares, mériteraient plus d'attention. Et il nous semble regrettable que seul le versant fictionnel de l’œuvre ruizienne soit représenté, alors que bon nombre de ses films, parmi les plus stimulants, se situent dans le champ de l'essai, à la lisière du documentaire et de la fabulation théorique.
Cependant c'est un bon ouvrage de vulgarisation pour le néophyte et dans lequel le connaisseur trouvera aussi son plaisir : les textes consacrés à La ville des pirates et au Temps retrouvé nous ont paru particulièrement intéressants, le premier pour la distinction qu'il établit entre la singulière démarche narrative de Ruiz qui déborde la dysnarration classique, et pour la belle idée de "composition par couches" évoquant un modèle musical, polyphonique, ou bien maritime ; le second pour les éléments de réflexion qu'il apporte sur le caractère problématique de l'adaptation (et qui mériterait d'être un axe à part entière dans une étude sur l’œuvre de Ruiz, car elle se nourrit de nombreux emprunts littéraires, sous le forme de la citation ou de l'adaptation, d'une intertextualité foisonnante), et la fidélité paradoxale de Ruiz à l'écriture de Proust .

Enfin, les témoignages de comédiens (entre autres Melvil Poupaud, Anne Alvaro, John Malkovich...) fournissent aussi un point de vue plus concret sur les tournages et la direction d'acteur (question à laquelle Ruiz était loin d'être indifférent, il consacre par exemple un chapitre de sa Poétique du cinéma au travail de l'acteur), d'où se dégage une impression de liberté et d'onirisme dont ses films sont tout aussi imprégnés (6). Le livre s'achève par la filmographie la plus complète que nous ayons vue incluant de nombreux projets inachevés qui se trouvent rarement mentionnés dans ces listes, laissant à notre imaginaire le loisir d'habiter ces fragments absents, ces films fantômes, à la faveur d'un titre ou d'une description évocatoires.


 

 

(1) "Quand j'ai vu cet homme coupé en deux, la première chose qui m'a frappé, c'est sa cravate. C'était une cravate tellement bien arrangée que je me suis dit : ce monsieur a pris beaucoup de soin pour nouer sa cravate ce matin. Puis j'ai remarqué qu'il était parfaitement rasé. Il était cinq heures, c'était l'heure du goûter. Mon ami et moi on s'est dit qu'on ne pourrait rien manger. Nous sommes rentrés chez nous et nous avons mangé plus que jamais. Par la suite, je voyais tout le temps des gens coupés en morceaux", p. 61.

(2) On retrouve cela dans Le corps dispersé et le monde à l'envers (1975), Colloque de chiens (1977), Le borgne (1980), Voyage d'une main (1984), La chouette aveugle (1987)... Mais aussi dans ses pièces de théâtre Le Convive de pierre et Don Giovanni.

(3) A propos de Point de fuite : "Pour ce film, j'ai inventé toute une série de gags, de sketches et de situations et je les ai tous enlevés. Il ne reste que les éléments secondaires. C'est un procédé qui m'obsède et qui vient, je crois, de ce que j'ai lu de la façon de travailler de Richard Strauss. Il se faisait raconter des histoires très précises pour ses poèmes symphoniques, ensuite il illustrait par un son chacun des éléments narratifs, attribuait à chaque instrument un sens par rapport au récit, et finalement il jetait à la poubelle l'histoire qui lui avait servi. En écoutant l'oeuvre, on sent donc qu'il y a une structure quelque part, mais une structure perdue à jamais dont il ne reste que de vagues échos... Dans Le point de fuite, j'ai travaillé ce système jusqu'au bout, de façon à ce que par instant le récit se transforme en mythe, à ce que derrière les lambeaux d'histoire le mythe fasse son apparition", p. 89-90.

(4) D'après Blanchot nous rejoignons là la magie : "Vivre un événement en image, ce n'est pas se dégager de cet événement, s'en désintéresser, comme le voudrait la version esthétique de l'image et de l'idéal serein de l'art classique, mais ce n'est pas non plus s'y engager par une décision libre : c'est s'y laisser prendre, passer de la région du réel, où nous nous tenons à distance des choses pour mieux en disposer, à cette autre région où la distance nous tient, cette distance qui est alors profondeur non vivante, indisponible, lointain inappréciable devenu comme la puissance souveraine et dernière des choses. Ce mouvement implique des degrés infinis. [...] Intime est l'image, parce qu'elle fait de notre intimité une puissance extérieure que nous subissons passivement : en dehors de nous, dans le recul du monde qu'elle provoque, traîne, égarée et brillante, la profondeur de nos passions.

La magie tient son pouvoir de cette transformation", L'espace littéraire, p. 352.

 

(5) "Un cinéma baroque? Bien entendu - et même, plus précisément, un art réussissant l'exploit de rassembler toutes les formes du baroque au cinéma. Le baroque ornemental (comme chez Eisenstein), où le récit est sans cesse débordé par une foule de contrepoints métaphoriques, d'images annexes expansives, en une véritable dépense improductive de la narration. Le baroque de surenchère (comme chez Welles), où les procédés techniques de la figuration filmique (la profondeur de champ, le plan-séquence, la déformation focale de la représentation, la variaiton des angles de prise de vue) sont entraînés très au-delà de leur rôle purement fonctionnel. Le baroque de construction (comme chez Ophuls) avec ses boucles, ses mises en abyme. Le baroque de surcodage (comme chez Sternberg), où les plans sont parasités par un incessant supplément de mouvements ondulants, de luminosités miroitantes, de micro-signifiants. Le baroque hyper-théâtral (comme chez Schroeter), où tout est représentation de représentation, où le référentiel est supplanté par le cérémonial. Sans oublier ce que l'on pourrait nommer le baroque syntaxique, plus proprement ruizien, où la narration est littéralement produite par le jeu des figures (hyperboles, chiasmes, oxymores), dans une sorte de rhétorique exacerbée, devenue un peu ivre", p. 9-10.

(6) D'après Arielle Dombasle : "Il pouvait toujours y avoir, avec lui, quelque chose de suspendu, des moments où personne ne savait ce qu'il jouait, une sorte de vide, d'énigme, où chacun vivait, dans le même instant, des choses diamétralement opposées, ou qui appartenaient à des séquences différentes de l'histoire", p. 226. 

 

Raoul Ruiz, le magicien, Guy Scarpetta / Benoît Peeters, Les Impressions Nouvelles, 28€


| Auteur : Boris Monneau

Publié le 20/06/2016