La notion de sens n’évite pas la dissociation entre le donné en tant que tel, celui que l’on interroge, et son interprétation, son extrapolation devrait-on dire, dans un ordre autre, celui de l’idéel, qu’il s’agisse d’idées morales, métaphysiques, et même d’idées esthétiques. Sans que s’effectue nécessairement une disparition du donné au profit de son supposé sens, il n’en reste pas moins que juger du sens c’est toujours évaluer rétroactivement le donné sur le critère de son sens, c’est le mesurer à une mesure qui n’est pas la sienne et par suite le réduire et même l’anéantir. « Qu’a voulu dire l’artiste ? » devient « Quelle adéquation y a-t-il entre ce qu’il a voulu dire et ce qu’il parvient à faire », qui devient à son tour une évaluation : « ce qu’est ce donné est ce qu’il vaut, ce qu’il vaut tient à cette plus ou moins grande adéquation ». Or la question du sens n’est pas la question de l’œuvre d’art qui, d’elle-même, n’en propose jamais aucun, quand bien même l’artiste peut en porter l’intention.
Pourquoi dire cela alors que l’exercice (légitime) de trouver un sens aux œuvres d’art est permanent et qu’on semble enfin tenir par cette approche la possibilité de comprendre et le pouvoir d’évaluer ? C’est que, par principe, le donné artistique s’atteste par sa résistance au sens. S’il semble mettre en avant un sujet, un énoncé reconnaissable, un motif, c’est pour mieux s’y soustraire et cela vaut tout autant quand le motif apparent est sans autre portée qu’esthétique. Le propre de l’œuvre d’art tient dans sa capacité à absorber dans son monde interne ceux qui s’en approchent. Se laisser prendre ou opposer à ce risque la question du sens sont deux attitudes contraires. L’une ignore ce qui l’attend. L’autre sait probablement par avance où elle ne veut pas aller, sa réception est biaisée et feinte. L’œuvre d’art ne propose pas du sens et ne se donne même pas comme concrétisation d’un sens reconnaissable comme tel. Bien plutôt en incarnant le projet de l’artiste, quel qu’en soit la nature, elle ouvre un monde, fait surgir une « chose », dont le seul caractère objectif est d’être nouveauté, évènement. Un tel acte, un tel accident n’est par conséquent reçu que s’il est inattendu. Son seul intérêt est de déplacer les repères, de créer des ruptures, de susciter de ce fait des réactions. Certes l’angoisse devant la violence de l’étrangeté commande le plus souvent une recherche apaisante de sens. On transforme vite la question « Qui suis-je devant l’œuvre ? Que me veut- elle ? » en celles-ci : « Qu’est-elle ? que peut-elle ? » ou encore sur un mode qui fait semblant de pénétrer dans l’œuvre : « Comment fonctionne-t-elle ? » Cependant, chercher le pourquoi et le comment de l’œuvre, c’est tout simplement dénier le fait pourtant indéniable que c’est en réalité l’œuvre qui nous juge, nous met en crise, et non l’inverse.
Allons plus loin. Il y a une singulière idiotie de la réussite artistique. Elle vous prend sans vous demander de la com-prendre. Elle vous laisse interdit de jugement tant qu’elle vous tient. Nos tentatives ultérieures de déprise par l’effort d’interprétation, nos sursauts d’intelligence qui mêlent celle que l’on prête à l’œuvre et celle que l’on croit en retirer, ne font que signaler la honte qu’il nous faut dissimuler : celle du plaisir de l’idiotie, ou plus positivement, celle du plaisir de la passivité amoureuse. Le plaisir que l’on attend et que l’on trouve dans l’art est honteux parce qu’il n’est rien de plus et rien d’autre que ce qu’il est : un plaisir sans raison. Il est la chose la plus commune et la plus précieuse, la plus bête et cependant la plus captivante. S’il y a de l’intelligence dans une œuvre d’art, toute prête à se laisser traduire en sens, en adéquation de forme et de fond, en contenus conséquents, celle-ci n’est pas la réalité de l’œuvre, dont le pouvoir réel n’est surtout pas celui-là. L’intelligence que l’on prête à l’œuvre et à l’artiste, en fait s’applique à l’événement réactif qu’a suscité l’idiotie dont nous faisons tous l’expérience et que nous aimons honteusement quand nous aimons l’œuvre d’art. La question de l’art n’est pas la question du sens, mais la stupide question de la beauté, de la séduction. Qu’on le veuille ou non, qu’on se refuse à le reconnaître n’y change rien.