Le travail de la citation (III)

Cette production d’un mystère par le montage - qui peut être compris comme un mode propre du travail de la citation, et conséquemment de l'hétérophonie filmique - est ce qui donne à ce dernier son caractère accueillant. Le montage, loin de poser et d’imposer un ordre du visible inflexible et définitif, fonctionne par une succession d’ouvertures et d’inflexions de sens qui ménage une place réelle à notre regard. Dans un court ouvrage sur le montage, Jacques Aumont écrit, à propos des Histoire(s) : « Le montage y est un souci permanent, didactiquement ou négligemment mis en évidence. Tous les pouvoirs du montage y sont démontrés, les gestes de montage y sont démultipliés : plusieurs par seconde à certains moments, répétés, variés, grâce notamment à la nouveauté du mixage d’images. Mais tous ont une même valeur d’essai (au double sens du mot : une expérience, une déclaration personnelle). Godard ne refait pas l’erreur d’Eisenstein ; ses enchainement sont accueillants, ils ne visent pas à offrir un sens déjà établi, fermé, définitif ; au contraire ils suscitent l’expansion, la collaboration, l’appropriation ; c’est le spectateur qui devient le monteur final du film. Dans un tel usage, le montage est à la fois opérateur de pensée, moteur d’investigation et d’analyse (y compris de soi-même), et création de formes. » (9). Compris de la sorte, le montage est une opération dont le sens est d’ouvrir des possibilités. Il est moins une actualisation qu’une virtualisation, et c’est en cela aussi qu’il est production d’un mystère. Le film devient porteur de quelque chose sur quoi il est lui-même aveugle, puisque son éclosion va dépendre de sa rencontre avec un regard et de la manière dont ce regard va pénétrer le film et l’habiter. Il ne s’agit pas de dire purement et simplement que c’est le regardeur qui fait le film, à la manière dont il fait le tableau pour Marcel Duchamp, mais d’affirmer que l’œuvre filmique, et cela est particulièrement net s’agissant des Histoire(s) du cinéma, est une forme ouverte, en chantier, à interpréter. Les voix qu'elle va faire résonner sont encore à venir. L'hétérophonie est à la fois au travail dans le film et avant de lui, elle est à la fois sa source et son issue, pour emprunter une expression récurente du philosophe Henri Maldiney. Cela peut être souligné très prosaïquement si l’on réfléchit à ce qu’est une forme cinématographique. En tant qu’œuvre processuelle, un film ne cesse de nous mettre à chaque instant une image sous les yeux dont le sens va changer dans un instant au contact d’une autre image qui elle même, en incidence avec une image qui vient, n’en finit jamais d’arriver. L’image cinématographique, c’est le règne de la pure possibilité, c’est quelque chose qui n’est jamais tout à fait là. « L’image viendra oh temps ! de la résurrection », dira la partie 1b des Histoire(s) citant L’épître aux corinthiens de Saint-Paul.

Ce régime du possible a également à voir avec l’intonation, qui est une dimension décisive du film de Godard, et ce qui l’ouvre à ses accents propres. L’ouverture que le montage apporte par ses procédés est rédupliquée ou portée à la seconde puissance par l’intonation même de la voix de Godard, qui s’y ménage un espace. Henri Maldiney a souvent médité cette expression formulée par le poète André du Bouchet : « l’intonation pour issue ». Il montre que l’intonation, parce qu’elle suppose un vide et un rien autour duquel elle doit s’articuler, est l’instauration de la possibilité en tant que telle : « L’intonation est la  seule issue au tremblement muet de la langue et à l’ébranlement sourd de l’épaisseur, ‘se comportant l’un à l’autre en cercle’ comme, pour Platon, l’âme et les choses. Elle est sans terme, ‘sans autre projet que la tension et son essor qui façonne’, pour le ciel, pour le rien, comme l’enjambée d’un arc sans retombée, en abîme sur sa cassure, mais tenant en suspens dans une inapprochable proximité l’inéloignable lointain » (10). L’intonation est un franchissement sans direction préalable car c’est avec elle que s’ouvre toutes les directions et tout sens possibles. Pur suspens au-dessus du vide et d’un abime, elle ne vient pas occuper un espace qui lui préexiste, mais ouvre elle-même l’espace qu’elle pourra franchir. L’intonation, c’est le travail même de la forme en tant qu’elle se tient en amont et en avant d’elle-même, toujours en train d’ouvrir l’espace et le temps par lesquels elle pourra venir à nous. La voix de Jean-Luc Godard, travaillée par de multiples foyers, donne en même temps son commencement et son issue au film, en deça de sa forme et pour que cette forme puisse advenir. « Parce qu’elle se déploie en elle-même selon son temps et son espace impliqués, sans s’expliquer dans le temps et l’espace d’un locuteur ayant pris position, sa fraicheur est celle, sans précédent ni suivant, donc sans limites, de ce jour qui ne s’ouvre qu’au jour lui-même, sans nulle mesure que soi, et que le français nomme, par redoublement, aujourd’hui. Jamais l’intonation ne ‘prend place’. En elle seule elle a lieu. Mais il lui faut du vide… un blanc… pour le souffle » (11).

Sans avant, ni après, sans limites eu égard auxquelles elle aurait à s’expliquer, l’intonation est le surgissement même de la parole et du jour vers lequel elle est tournée. Elle est sa respiration et son rythme, possibilité pure de l’origine, qui elle-même n’est conditionnée par aucun motif qui lui serait extrinsèque. L’intonation rejoue au cœur de la forme en formation une dimension qui lui est propre, celle qui consiste à ouvrir son propre espace de manifestation, et se tient donc comme une possibilité dans cette possibilité qu’est la forme de se jouer et de se livrer intégralement au seuil même de son énonciation. C’est aussi par cette dimension parlée que les Histoire(s) du cinéma ouvrent un espace de rencontre, que notre regard peut traverser et où il peut trouver son propre souffle.

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(9) Le montage, la seule invention du cinéma, Paris, Vrin, 2015, p.83.
(10) Art et existence, Paris, Klincksieck, 2003, p.224.
(11) op. cit. p.225


| Auteur : Rodolphe Olcèse

Publié le 17/05/2016