L'engagement politique au cinéma passe par l'adoption et l’appropriation d'outils et formes d'expression d'abord mis en place dans le domaine de l'écrit. L'une d'elles, parmi celles qui aspirent à la plus grande efficacité, dirigée vers la plus forte efficience discursive, est le tract. Entièrement composés d'images fixes, essentiellement de photographies prises par divers auteurs impliqués dans les événements (1), les premiers cinétracts réalisés à partir de mai 68 par des cinéastes tels que Chris Marker, Alain Resnais, William Klein, Jean-Luc Godard et de moins célèbres comme Jean-François Dars, Ethel Blum, Jean-Pierre Thorn, Bruno Barbey (mais qui tous restent néanmoins anonymes) transposent sur pellicule cette forme d'expression imprimée, faite de mots et parfois d'images, sans rien y ajouter que la durée du montage et les mouvements réalisés au banc-titre : ici l'on n'entend pas les paroles, on les voit. Les premiers cinétracts font un usage abondant de l'écrit, qu'ils confrontent à l'image : ce sont deux régimes d'expression et de pensée qui rentrent en collision (2).
Comme le disait Pascal Bonitzer : "Le cinéma militant, en effet, ne peut pas être quelque chose comme du documentaire classique plus de la rage et des grands mots bien sonores. Il faut qu’il soit tout à fait autre chose, qu’il organise autrement le rapport du réel, du regard et de la voix (3)". Bon nombre des films réalisés dans le cadre du festival Hors Pistes de cette année répondent à ces interrogations à la fois formelles et politiques. Au commencement de cette onzième édition était la commande suivante : réaliser un ciné-tract, qui comprenne une dimension performative, et qui par ailleurs s'inscrive dans une certaine durée. La réponse des artistes est assez diversifiée : certains films ont une dimension plus directement militante (By marching we say no d'Isaias Griñolo, dans lequel nous suivons la "Marche de la dignité pour l'Andalousie" du Syndicat Andalou de Travailleurs (SAT), qui protestaient en 2012 contre la crise, la corruption et l'austérité dans leur pays) ou encore satirique (Eggs of faith d'Otto Karvonen, où l'artiste présente à la vente dans une rue parisienne des barquettes d'oeufs "de confessions différentes"), d'autres font du langage aussi bien audiovisuel que verbal la matière même de leur questionnement politique. Il s'agit bien de s'interroger sur ce que peut le langage, sur la possibilité d'agir avec des mots, qui est aussi au cœur du politique, la pratique politique étant elle-même fondée sur la performativité du discours, sur des actes de parole.
Mais avant d'en venir aux films, notons que, dans ce festival ouvert à l'interdisciplinarité (comprenant aussi bien des performances que des projections ayant un aspect performatif, ainsi que des œuvres exposées : vidéos, installations, photographies, et de nombreuses conférences), cette interrogation traverse plusieurs œuvres non audiovisuelles incluses dans l'exposition : nous pensons notamment à Points de réinitialisation (2013) d'Adrian Melis et à Decisions, Decisions (2016) de Justin A. Langlois. La première est une série de vingt photographies prises par l'artiste cubain à Barcelone et dans ses environs. L'on y voit une parole disparue, le recouvrement de phrases contestataires écrites sur les murs de la ville. Les phrases sont restituées sous l'image. Le dernier de ces messages résume le positionnement politique de ces interventions : "Tant que les médias mentiront les murs continueront à parler".
La deuxième est une installation interactive, présentant 24 affiches avec des phrases alternativement en français et en anglais, auxquelles les visiteurs sont invités à réagir par l'intermédaire d'autocollants colorés représentant trois degrés d'approbation : "oui", "non", "peut-être". A première vue la nature pré-définie de la réponse, l'interaction à choix fermé, en font un dispositif très binaire (ou en l'occurrence ternaire...). Il est cependant complexifié par l'inclusion d'un "livret d'informations complémentaires" qui ébranlent les positions et propositions qui semblaient trop évidentes : ainsi l'affirmation "La liberté d'expression c'est se libérer de la terreur" est contrebalancée par une interrogation : "Mais que faire quand l'expression est synonyme de terreur?". Par ailleurs il nous a semblé particulièrement intéressant de constater que, bien que la plupart des énoncés tendaient à produire un consensus, il en est un néanmoins où le jugement était très partagé : "Doing things on behalf of other people is based on violent assumptions". C'est ici que se pose toute la question de la représentativité, qui implique aussi la possibilité de parler à la place de l'autre.
L'on retrouve ce souci du langage, notamment sous sa forme écrite, dans les films réalisés pour le festival et dans ceux qui les accompagnent. Les performances filmées d'Otto Karvonen jouent avec humour sur le déplacement du texte, de l'écrit comme figure d'autorité : dans Quest for a Border (2012) c'est un grillage flanqué de part et d'autre d'un double panneau bilingue ("Border" / "Graense") qui est transporté dans les rues de Copenhague. Toutes ses performances investissent l'espace public, le confrontent au discours figé de l'étiquette (c'est-à-dire d'un mot dans lequel se trouve condensé le pouvoir - car il y a aussi une violence dans le pouvoir de nommer, d'imposer l'identité), désamorcé par un geste déplacé : la vente d’œufs "de confessions différentes" que nous avons déjà évoquée, ou reprenant ce motif de l'étiquette religieuse cette fois-ci accolée à des vaporisateur manipulés par l'artiste déguisé en agent de propreté dans les rues de Paris.
Edouard Beau dans Archéologies et mémoires d'empires présente deux travaux distincts mais qui se prolongent assez naturellement l'un l'autre : May We Forgive, essai sur le stress post-traumatique réalisé à New York autour du World Trade Center en 2011 lors d'Occupy Wall Street; et Ode à Mossoul, où des hymnes assyriens sont lus sur les ruines nocturnes de sites détruits entre 2014 et 2015 par l’État islamique. La confrontation des deux films crée un troublant rapprochement transhistorique par le biais du texte de loi et du motif de la chute de l'empire.
L'on trouve un autre emploi de discours pré-existants dans Au revoir de Daphné Hérétakis. Ici les textes sont de deux sortes : d'une part les slogans ou "anti-slogans" inscrits à même l'image, entendus lors de manifestations ou lus sur les murs d'Athènes où le film a été tourné ; d'autre part la lecture en direct de poèmes de Katherina Gogou et Jazra Khaleed : c'est un choix qui nous semble particulièrement fort, l'un des rares moments où la parole est incarnée, dans ce film où la figure humaine est quasiment absente, et qui est composé essentiellement d'entretiens réalisés dans la rue avec des personnes que nous ne verrons jamais. Ici c'est à la fois la résistance et la fragilité qui se manifestent par la présence des corps, présences que l'on devine aussi dans les plans du film qui sont toujours légèrement tremblés, refusant la stabilité du trépied.
C'est néanmoins dans deux oeuvres, parmi les plus proches des cinétracts d'origine, que le texte apparaît de la façon la plus systématique comme un élément en interaction critique avec le visuel. L'on retrouve dans les cinétracts de Frank Smith, rassemblés sous le titre Les films du monde, composés à partir d'images relatives à l'actualité (condition des migrants en Europe, violences policières aux États Unis envers les Noirs, conflit israélo-palestinien), une interrogation du voir et du dire : "peut-on dire ce que l'on voit, peut-on voir ce que l'on dit ? (4)". L'on y rencontre d'ailleurs des énoncés qui se référent directement aux Cinétracts de 68, des citations légèrement transformées : ainsi l'interrogation devant l'image du pouvoir qui ouvrait le tout premier cinétract ("Qu'est-ce qu'il fait?" devant l'image d'un CRS) devient ici "Qu'est-ce qu'ils font?" devant les manifestants égyptiens en juin 2010, tout comme l'injonction à "réfléchir 10 - 20 secondes" à propos de ce que l'on voit et ce que l'on ne voit pas à Calais se réfère aussi à une proposition semblable ("réfléchissez 11 - 9 secondes" dans l' "original"). Le film des visages, seconde œuvre présentée par l'artiste, s'il fallait la comparer à une forme littéraire, serait plus proche de l'essai que du tract. C'est un essai (mais aussi un poème) audiovisuel, également publié sous forme de livre, qui à travers le flux et le reflux des phrases, tournant autour des manifestations en Egypte en 2010, cherche à "donner la parole à la minorité en nous", tout en s'interrogeant sur le rôle du visage dans la révolution (celle des "visages porte-voix") en et explorant une "grammaire des visages". A travers une forme poétique, le film tend à rejoindre la fabulation politique : "La fabulation est fiction de personne. La fabulation est une parole en acte et un acte de parole. Non pas le mythe d'un peuple passé, mais la fabulation d'un peuple qui s'affirme".
Le film qui pousse peut-être le plus loin cette interrogation sur le langage, en lui donnant un tour ludique, est la série de Sinon-tracts réalisés par Madeleine Aktypi et Paul Sztulman. Tout comme Les films du monde et à l'image des cinétracts originaux, celui-ci se compose de brèves pièces numérotées, à la différence près qu'il y a ici une unité de lieu (qui n'est pas le monde comme chez Frank Smith mais qui le représente). Dans cette vidéo composée uniquement d'image fixes prises en Grèce, les mots sont le seul élément véritablement mobile. Deux séquences nous semblent particulièrement éloquentes sur ce rapport entre le langage et la réalité politique : dans un des tracts, le mot "dette" apparaît épelé dans de nombreuses langues, associé à l'image d'une sphère. A un autre moment, c'est le lexique de la crise qui est représenté par des animations verbales où la façon dont les mots apparaissent à l'écran restitue le sens de ces mots ("dégringolade", "hausse", "explosion"... qui se verront ensuite complétés, une fois la liste achevée, par leurs compléments d'objet). L'image elle-même est composée et recomposée (5), articulée comme un texte en différents segments qui se verront atomisés dans un dernier acte de révolte, de dépense gratuite qui nous renvoie à une économie générale (6) : le lancer de confettis par une jeune militante à la face du président de la Banque Centrale Européenne.
(1) http://www.debordements.fr/spip.php?article243
(2) Bien que certains puissent être purement visuels, mettant en place un discours exclusivement plastique, tel que celui de Gérard Fromanger.
(3) Pascal Bonitzer, Le Regard et la voix, p. 46
(4) Voir notre entretien : http://www.abraslecorps.com/pages/web_tv.php?id_video=72
(5) Les tracts fonctionnement souvent selon le principe d'une analyse visuelle, où une seule image est présentée partiellement sur plusieurs plans.
(6) Cf. La part maudite de Georges Bataille.