C’est reconnaître la puissance d’une œuvre que d’en accueillir un fragment sans chercher outre mesure à justifier son insertion dans un contexte hétérogène. En cela, Jean-Luc Godard est particulièrement proche du mode d’écriture recherché par Walter Benjamin dans son Livre des passages. Comme le souligne encore Youssef Ishaghpour, un tel usage de la citation engage une écriture à la seconde puissance : « Il y a dans votre Histoire(s) un cinéma à la seconde puissance, parce qu’il y a à chaque fois, que ce soit avec l’image de Faust ou de Cyd Charisse, que vous superposez, en rapprochant ainsi des contraires cinématographiques, ou bien avec tout autre citation, en même temps la puissance du film originel que vous citez et vous portez ce qui a une dimension mythique à une dimension artistique qui est la votre. A chaque moment tout le cinéma est là et il est là en même temps de l’Art parce que vous en faites quelque chose d’autre » (5). Les rapprochements impossibles qu’opère Godard, parce qu’ils sont impossibles, laissent exister pleinement les sources qu’il mobilise. Ils les conduisent également à une autre dimension expressive, qui est celle de l’image précisément, qui nous donne d’avoir une relation immédiate, sensible et intelligible à la fois, à cette contradiction qu’elle engage. Et c’est sans doute cette capacité qu’à l’image cinématographique de porter positivement une contradiction qui en fait un medium particulièrement à même de porter les grandes questions de l’existence humaine.
Cette puissance expressive de la citation, loin d’être reconduite à la seule pratique du remploi que Jean-Luc Godard déploie ici selon un mode qui lui est tout à fait singulier, concerne le cinéma en tant que tel et l’implique dans toutes ses dimensions. Filmer, c’est déjà fragmenter le réel, et en cela, c’est le citer, peut-on dire par analogie, et l’accueillir dans un dispositif hétérophonique. Jacques Aumont, dans l’ouvrage qu’il consacre aux Histoire(s) du cinéma de Godard, l’affirme de façon nette : « Dans les termes de l’art comme dans les termes de la création et de l’invention, on ne sort jamais de cette vérité toute crue : le signifiant cinématographique est, par essence et par contingence, un signifiant citationnel. Le point n’est pas tellement qu’il ait si souvent imité le théâtre et la peinture ou calqué ses mises en scènes sur celles que suggère la littérature, mais qu’il ne puisse jamais dépasser cette limite, de prélever pour les reproduire, les produire à nouveau, c’est-à-dire les citer (et évidemment pas les représenter), des morceaux de réalité. Toute la part de mimêsis du cinéma a consisté à mettre en avant sa capacité technique d’indicialité – telle une poésie qui mettrait en avant le caractère musical de sa langue. Toute la part d’image du cinéma a consisté à accentuer la quantité de point de vue sur ces morceaux de réalité, et à en modifier la lumière ; c’est bien à tort qu’on a pris cela pour l’art cinématographique – et tel est le sens de la phrase obsessionnelle ‘pas une technique, pas un art, mais un mystère’ : pas une technique de la mimêsis indicielle, pas un art de l’image fabriquée, surajoutée et expressive, mais un ‘mystère’, ou disons plus vite, une des instances de ce ‘singulier pluriel’, l’Art. Je peux le redire : le moteur poétique du cinéma selon Godard, c’est la citation – et on voit maintenant tout ce que ce terme doit couvrir, qui l’éloigne radicalement du collage avant-gardiste ou de toute idéologie ‘postmoderne’. La citation, ou le mystère » (6). Rapprocher la citation du mystère, c’est reconnaître qu’elle est susceptible de produire un ordre qui s’impose à notre intelligence tout en se dérobant à elle. En faire la puissance propre du cinéma, c’est affirmer que celui-ci peut porter notre intelligence en lui adressant un excès qu’elle ne peut embrasser immédiatement, selon ses gestes de pensée habituels. Le cinéma produit des traces, dissémine des indices du réel, qui permettent de l’approcher sans le profaner, de le mettre en lumière sans l’abolir dans sa rationalité. Cette part de mystère, c'est également le signe que signe que le cinéma, en recevant une altérité, ne la reconduit pas au même, mais peut la laisser exister en elle-même.Jacques Rancière a lui aussi attiré l’attention, dans Le destin des images, sur le thème du Mystère, qu’il retrouve au terme d’une réflexion importante sur le montage tel que Godard le développe, dans les Histoire(s) du cinéma, et qu’il désigne par l’expression de « montage dialectique ». Le montage y apparaît comme une opération de révélation que le regard doit chercher à déceler à travers le désordre exposé par le film. Une image peut nous montrer ce à quoi nous étions aveugles en le faisant apparaître là où nous ne l’attendions pas. Le désordre apparent que peut produire l'hétérophonie dans le régime du film, et plus spécifiquement du montage, est un opérateur de manifestation. L’image s’y présente dans sa capacité à produire un « choc révélateur », un facteur de désordre qui donne quelque chose à voir de l’ordre qu’elle vient perturber. Ceci est rendu possible par le montage, qui est un acte duel d’organisation de chocs et d’élaboration d’un continuum, et qui est susceptible de révéler sous les images un autre régime qui les porte mais qu’elles dissimulent au regard. « Connecter sans fin, comme il le fait, un plan d’un film avec le titre ou le dialogue d’un autre, une phrase de roman, un détail de tableau, le refrain d’une chanson, une photographie d’actualité ou un message publicitaire, c’est toujours faire deux choses en même temps : organiser un choc et construire un continuum. L’espace des chocs et celui du continuum peuvent même porter le même nom, celui d’Histoire. L’Histoire, ce peut être en effet deux choses contradictoires : la ligne discontinue des chocs révélateurs ou le continuum de la co-présence. La liaison des hétérogènes construit et réfléchit en même temps un sens d’histoire, qui se déplace entre ces deux pôles » (7). Il ne s’agit pas pour Godard, dans cette liberté manifeste du montage, de produire purement et simplement du désordre. Si désordre il y a, dans ce mouvement de choc entre deux images hétérogènes, il donne à voir quelque chose de l’ordre propre à chacun de ces hétérogènes. Jacques Rancière parle de la puissance liante du délié dont témoigne les Histoire(s). La déliaison et la dislocation à elles seules sont insuffisantes, et c’est pourquoi il y a montage. Le montage est une opération de « re-location », il nous donne de pénétrer dans un lieu sur lequel nos yeux se posent pour la première fois, et c’est en cela qu’il se présente d’abord à nous sous les traits d’un désordre apparent. L’acte artistique, qui cherche à travailler spécifiquement cette dimension disruptive doit donc faire apparaitre sous et part les ruptures et la désorganisation l’entrée en présence d’une autre topique, d’une autre logique, d’un ordre de liaison spécifique entre ces éléments distincts et d’apparence contradictoires. C’est pourquoi, selon Jacques Rancière, un même acte de détournement peut faire passer une image de cet état de choc dialectique à la dimension du mystère, c’est-à-dire à la perception d’un désordre qui se donne, dans et par ce qu’il a d’incompréhensible, comme un ordre dont la structure et la continuité sont efficaces quoi qu’invisibles et inaccessibles à notre intelligence. « Les méthodes de ‘détournement’ qui, vingt ans auparavant, produisaient même à vide, du choc dialectique, prennent alors la fonction inverse. Elles assurent la logique du mystère, le règne du phrasé continu. C’est ainsi que le chapitre d’Elie Faure sur Rembrandt devient, dans la première partie des Histoire(s), un éloge du cinéma » (8). La liaison des hétérogènes, le montage d’éléments fragmentaires, lacunaires et en défaut par rapport à l’excès du fond sur lequel ils ont été prélevés, s’inscrit dans l’homogénéité, à la logique incompréhensible, mais pourtant effective, du mystère. Autoportrait de décembre met en scène une femme aveugle, aux commandes d’une table de montage argentique. C’est l’illustration parfaite de ce que donne à penser ici Jacques Rancière sous le titre du passage du choc au mystère : il nous faut un tout autre regard pour voir ce qui est vraiment au travail dans le film.
A suivre.
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(5) Archéologie du cinéma et mémoire du siècle, Paris, Farago, 2000, p.36-37.
(6) Amnésies, Fictions du cinéma d’après Jean-Luc Godard, Paris, POL, 1999, p.60-61
(7) Le destin des images, Paris, La Fabrique, 2003, p.70.
(8) op. cit. p.70.