Le travail de la citation (I)

Les rapports de la parole et de l'écrit sont, dans les Histoire(s) du cinéma de Jean-Luc Godard, quelque chose de complexe. Cette complexité tient à un premier paradoxe, qui est celui de l'objet filmique en lui-même. Le film, comme objet processuel, permet à la fois de présenter les actes de parole et d'écriture dans un double statut de moment à la fois enregistré, ce qui suppose qu'ils aient eu lieu une fois pour toutes, et en train d'apparaitre, ce qui les posent en avant de notre regard et de notre écoute, en avant du film lui-même qui leur ménage un espace d’apparition et se tient lui-même dans un futur toujours imminent. A la fois forcloses et ouvertes, la parole et l'écriture dans les Histoire(s) du cinéma sont données dans une situation cinématographiquement inédite, qui a à voir avec l'hétérophonie. Souvent une parole vient dire quelque chose qui était inscrit dans l'image et inversement, en sorte que le visuel devient une variation du sonore et inversement. L'hétérophonie filmique en ce sens requiert toutes les puissances du cinéma, son double régime visuel et sonore. La technique d’enregistrement cinématographique, ici, c'est la possibilité de donner une parole à la fois définitive et ouverte par son mode de surgissement même, ce dont Jean-Luc Godard nous donne deux images :  la première, c’est celle du banc de montage, qui nous introduit dans ce vaste édifice en nous livrant dès les premières secondes du film, ses modalités d'écriture ; la seconde, c'est l'image, visuelle et sonore, de la machine à écrire, au moyen de laquelle Jean-Luc Godard joue de sa propre figure de réalisateur tout en montrant, de manière purement factuelle, que l'auteur d'un discours peut, dans le dispositif filmique, être présent à son texte, la capacité de faire entrer en présence des figures révolues et passées étant précisément une puissance du cinéma. Il faut remarquer également que la technique ici, si elle produit un état du langage ou du discours où tout dialogue avec son auteur est rigoureusement impossible, ce qui est le propre de l’écrit selon Platon, elle peut produire des formes elles mêmes en échanges permanent avec l'histoire du médium qu'elle mobilise, et au-delà, de la littérature, de la philosophie et des arts visuels avec lesquels cette histoire s'est développée. L'hétérophonie, ici, ce n'est pas seulement une variation sur un thème donné, mais bien une intégration dans un espace, celui du cinéma, des multiples voix qui lui font face et avec lesquelles il peut dialoguer.

Les tous premiers mots prononcés par Jean-Luc Godard en ouverture des Histoire(s) du cinéma disent bien le statut de sa parole dans ce vaste opus, qui est une parole peuplée, et constamment en réponse à ce qui a été parlé avant elle. « Ne change rien / pour que tout soit différent / ne va pas montrer tous les côtés des choses / garde-toi une marge d’indéfini». Ces phrases renvoient à deux propos de Robert Bresson, qui, dans les Notes sur le cinématographe, écrit : « Sans rien changer, que tout soit différent » (1) et  « Ne pas montrer tous les côtés des choses. Marge d’indéfini » (2). Ce mode citationnel singulier, qui consiste à introduire une différenciation dans le dit et à l’amener sans guillemets ni références, situe d’emblée le mode d’écriture de Jean-Luc Godard en général, et des Histoire(s) du cinéma en particulier. Il y va d’une parole qui ne parle pas seule, et qui ne peut répondre d’elle-même qu’en répondant à d’autres, ce qu’elle fait de manière liminaire, à l’orée de son propre déploiement. Parler, c’est toujours donner à entendre ce qui a été dit avant nous, mais de telle manière que ce qui s’y exprime relève aussi et en premier lieu de notre entente singulière et personnelle. En ce sens, toute parole humaine est polyphonique ou hétérophonique. Jean-Luc Godard inscrit une phrase de Robert Bresson au fronton de son vaste édifice et il le fait en l’appliquant concrètement : il semble ne rien changer – le vocabulaire et la chronologie de son apparition sont les mêmes, et pourtant, tout est différent. En passant du subjonctif présent de Bresson, qui donne un horizon à la pratique du cinéaste en tant que telle, à l’impératif de sa propre reformulation, Jean-Luc Godard ouvre l’espace du film à une forme dialogique, à un « tu » auquel le film s’adresse, fut-il le réalisateur lui-même, tourné vers lui-même dans un dialogue de soi à soi. En rappelant une exigence formulée par Bresson, Jean-Luc Godard souligne où se situe la sienne propre. Le lieu de l’impératif a changé. L’injonction n’est plus que tout soit différent, mais que rien ne soit changé. Jean-Luc Godard montre ici en acte le travail de l’appropriation dont la citation est une modalité parmi bien d’autres, et qui consiste à s’impliquer toujours dans ce que l’on dit, fut-ce en en appelant à d’autres. Aussi, il y a quelque chose de particulièrement stupéfiant dans la remarque de Georges Didi-Huberman, qui, en introduction à son ouvrage récent sur les Histoire(s) du cinéma de Godard, Passés cités par JLG, écrit : « Entre grande solitude et communication tous azimuts, donc, le travail de Jean-Luc Godard semble faire intervenir la citation comme parade et comme parure à la fois : deux façons de se masquer, de se dérober, l’une pour disparaître dans la sous-exposition, l’autre pour disparaître dans la sur-exposition. La citation dépersonnalise la parole, crée une distanciation – Bertolt Brecht demeurant l’un des grands praticiens de la stratégie citationnelle — et, en même temps, elle produit de nombreux effets de sens tout en assurant au ‘citateur’ la pleine maitrise des discours enchevêtrés : celui qui cite a toujours un temps d’avance sur son interlocuteur par l’appel d’autorité qu’il fait surgir » (3).

Le seul examen de la première citation mobilisée par les Histoire(s) du cinéma, nous semble-t-il, permet de montrer à l’inverse que la citation, loin de dépersonnaliser la parole, montre que celle-ci est toujours capable, à la fois et sous le même rapport, de singularité et d’altérité. Apprendre à parler, et à penser, c’est toujours redire avec nos propres mots ce qui nous a été dit, c’est toujours introduire dans la répétition une différence irréductible, qui est celle de notre propre voix. C’est le préalable de la citation qui permet à Jean-Luc Godard d’être présent à son film, par sa voix, qui est la première qui se donne à entendre, et par son corps, qui est là dans l’image, penché sur une machine à écrire, dès la première minute du film. Ni dérobade, ni disparition, la citation ouvre ici les conditions de possibilités d’une apparition. Loin d’être l’instrument d’une fuite, comme le laisse entendre Georges Didi-Huberman, la citation est ce par quoi l’auteur qui la mobilise ne se contente pas de d’inscrire le passé dans un mouvement de comparution, mais se laisse lui-même « citer à comparaitre ».

C’est donc précisément parce qu’elle n’est pas respectée à la lettre et parce qu'elle introduit une part d'hétérophonie que la citation peut être mise au travail d’une expression personnelle dans le film. Il s’agit moins, à cet égard, de citer des films ou des écritures passés, que d’en proposer des fragments, ce qui est visible dans leur mode d’apparition lui-même. Souvent en effet, une phrase, scindée, démembrée, apparaît dans plusieurs plans distincts, portant en elle sa propre fracture, ce qui est une manière de montrer qu'elle peut être travaillée par de multiples sens ou possibilités. Ce que Georges Didi-Huberman considère explicitement comme une forme de manipulation relève en fait du travail de l’art à proprement parler. C’est ce qui ressort d’un échange de Jean-Luc Godard avec le cinéaste et critique Youssef Ishaghpour, dans un entretien publié sous le titre Archéologie du cinéma et mémoire du siècle : « La citation, souligne Youssef Ishaghpour, est extraite de son contexte, arrachée à la continuité dont elle faisait partie, et prend ainsi un sens beaucoup plus fort en en même temps différent, parce qu’elle entre en résonance avec d’autres en vue de créer une image, une étincelle née de la rencontre d’éléments discontinus et hétérogènes – qui a un certain niveau qu’on pourrait appeler le collage, garde leur hétérogénéité et leur indépendance, tout en entrant en relation avec d’autres éléments par le montage. Mais les citations sont retravaillées par vous, même lorsqu’il s’agit des extraits d’un seul film. Je prends l’exemple de Duel au soleil, lorsque vous dites que le cinéma montrait, mais comme on ne voulait pas l’incertitude, on a raconté des histoires de sexe et de mort… » (4). Ce que souligne ici Youssef Ishaghpour, dans l’analyse qu’il fait de la citation chez Godard, c’est finalement qu’il suffit d’isoler une source de son contexte pour lui permettre de signifier autrement, et parfois plus intensément. La discontinuité dans laquelle la citation s’inscrit, et qu’elle contribue à produire, pour autant qu’elle procède d’un travail de fragmentation qui est le propre du medium cinématographique, n’est pas la perte du sens, mais la possibilité pour lui de produire d’autres résonnances, dans des relations qui mettent la citation en prise avec d’autres matériaux, d’autres citations, d’autres images. Le régime de la citation, tel que Godard le mobilise, c’est celui de l’écriture à proprement parler en tant qu’elle est capable de produire de l’hétérophonique. La situation où se trouve une œuvre, qu’elle soit filmique ou littéraire, d’interdire par principe de poursuivre la moindre discussion avec son auteur, comme le donne à penser le Phèdre de Platon, c’est ce qui fait qu’elle peut rencontrer d’autres œuvres et nourrir d’autres écritures que celle qu’elle engage elle-même, ce qui est bien une façon d’instaurer une relation dialogique avec elles. Si la citation de Bresson, pour revenir à cet exemple, au seuil des Histoire(s) du cinéma, ne nous met pas nommément en présence ou au contact de la figure de Robert Bresson, qui n’est pas directement évoqué comme référent, elle nous met au contact de Jean-Luc Godard en tant que Robert Bresson est essentiel à son cinéma. La citation, par la transformation qu’elle engage, ne dénature pas la pensée de Robert Bresson, elle montre au contraire ce qu’elle a de nécessaire et de fécond. C’est parce que l’auteur cité ne peut lui-même et de lui-même venir prolonger son texte et en répondre que ce qu’il a écrit peut devenir la matière d’une pensée qui vient, et continuer de produire des éclats dans les textes qui lui succéderont. Que l’on songe ici à ce qu’ont pu produire les dialogues de Platon dans l’histoire de la philosophie, alors même que le dialogue du Phèdre souligne que l’écrit souffre de ne pouvoir être soutenu et défendu in situ par son auteur. Godard montre dans un tout autre ordre que la solitude des œuvres est aussi une condition de leur portée véritable. 

A suivre.

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(1) Note sur le cinématographe, Paris, Gallimard, 1995, p.138.
(2) op. cit., p.107.
(3) Passés cités par JLG, Paris, Minuit, 2015, p.26.
(4) Archéologie du cinéma et mémoire du siècle, Paris, Farago, 2000, p.34


| Auteur : Rodolphe Olcèse

Publié le 04/05/2016