La vision partielle rassemble une trentaine de textes, publiés par Pascal Bonizer dans les Cahiers du cinéma dans les années 70 (et 80 pour certains), à une époque où les films s'appréhendent politiquement et sont perçus par l'idéologie qu'ils impliquent. Ce terme d'idéologie revient du reste très souvent sous la plume de Pascal Bonitzer. La critique se présente conjointement comme une pensée du cinéma — qui manque cruellement à une certaine critique contemporaine, qui peut écrire sur un film sans évoquer jamais les notions de plan, d'image, de montage — et comme une prise de position sur un territoire culturel qui rejoue la grande partition bourgeoisie / prolétariat à partir de laquelle le monde s'est laissé percevoir pendant de longues années. La première phrase du texte qui ouvre ce recueil parle d'elle-même : "Il est question du discours politique des films, c'est-à-dire du mode d'inculcation par le cinéma des principes idéologiques qui animent une classe dans la lutte contre une autre classe" (p.13). A cet égard, ce recueil apporte sa contribution à l'histoire des Cahiers du cinéma, qui comme tout projet collectif, ne peut qu'être pétri par les questions et problèmes qui secouent le monde dans lequel il s'inscrit.
Si les réflexes d'écriture et le vocabulaire qu'impose cette situation ne sont pas toujours des plus heureux, cette emprise idéologique à laquelle Pascal Bonitzer n'échappe pas — dans la mesure où une idéologie ne se laisse dénoncer que par une autre idéologie — n'interdit pas pour autant à une réflexion stimulante sur le médium filmique et ses puissances. Sous le titre "Limites de la représentation", la première partie de l'ouvrage propose ainsi une série de textes qui interrogent le plan, le hors champ, la voix, notamment pour faire apparaitre que l'écran est toujours travaillé par une forme d'absence. "L'image cinématographique est hantée par ce qui ne s'y trouve pas. Contrairement à l'idée reçue, l'image filmique n'est pas l'empreinte et le dépôt une fois pour toutes d'une réalité unique, affectée d'un manque, elle travaille (c'est l'histoire qui la fait travailler), creusée par ce qui ne s'y trouve pas" (p.49-50). Cette idée aura fait date, et trouve dans la pensée de Pascal Bonitzer de multiples manières de se déployer. Elle suffit d'ailleurs à justifier que ce soit le texte "La vision partielle " qui donne son titre à l'ouvrage.
Il faut noter enfin les grandes signatures avec lesquelles cette pensée chemine : Nagisa Oshima et Federico Fellini, mais aussi Jean-Luc Godard ou Jean Eustache et plusieurs autres. C'est une évidence qui se rappelle en acte dans la critique : la pensée du cinéma ne peut se développer qu'à la rencontre des œuvres, qui sont aussi et souvent l'occasion de s'expliquer avec d'autres interprétations qu'elles suscitent et qui ne leur rendent pas toujours justice. Ainsi le texte sur E la nave va de Fellini, publié en février 1984, se donne-t-il comme une mise au point avec la lecture par Olivier Assayas de ce même film, dans un article également publié par Les cahiers du cinéma, en janvier de la même année. Cette nécessité de soutenir un auteur contre les interprétations qu'il suscite témoigne en creux que le premier acte critique est peut-être de reconnaître que le cinéma se poursuit et doit se comprendre au-delà de lui-même, dans les discours et formes qu'il suscite dans le monde, par quoi ses images continuent de vivre, c'est-à-dire d'être creusées par ce qui ne s'y trouve pas.
La vision partielle, Pascal Bonitzer, Capricci, 2016 - 20 €