Ariane Loze développe depuis 2008 le projet Movies On My Own(MÔWN), une série de films dans lesquels elle assure aussi bien l'interprétation des personnages que les tâches techniques de prises de vues et de montage. Pour Ariane Loze, qui vient du théâtre et de la performance, ces premiers essais en matière de réalisation tiennent à une volonté de comprendre comment fonctionne le cinéma, et notamment la technique du champ/contrechamp, sans laquelle la série des MÔWN, qui consiste à faire travailler le trouble d'un visage qui se déploie à travers plusieurs figures, serait purement et simplement impossible. Ce que montre Ariane Loze par ces petits films qu'elle a d'abord initiés sans ambition particulière, c'est que par le champ contrechamp, le cinéma crée les conditions pour qu'un visage puisse s'envisager ou se dévisager lui-même. Les MÔWN sont des films qui font exister pour un seul et même personnage de multiples possibilités, plusieurs manières de traverser le monde et ses espaces. Partant, la série se donne comme la compréhension d'une détermination fondamentale de l'existence. Nous faisons en effet quotidiennement l'expérience de changements dans nos états intérieurs, qui dépendent certes de ce que nous sommes, mais aussi des lieux que nous fréquentons et des êtres vers qui nous levons les yeux.
Ariane Loze, dans la fabrication de ses films, a un peu suivi l'histoire et l'évolution du cinéma, qui a commencé par être muet, avant de trouver progressivement les moyens de s'intégrer la dimension de la parole. Les premiers films d'Ariane Loze ne sont pas dialogués, et le dispositif installe d'emblée un certain trouble. Les raccords montrent ce qu'ils sont dans toute opération de montage, le signe simultané d'une rupture et d'une jointure. La continuité assurée par les traits et expressions diverses d'un même visage fait planer autour de la table de Diner for 4 une folie particulièrement manifeste. Si l'on pense spontanément à une dimension schizophrénique, c'est quelque chose de plus profond qui s'immisce dans et par ce trouble visuel. Car la dissociation des personnages est aussi portée par un mouvement de répétition, cette autre disposition fondamentale du cinéma dont Ariane Loze explore les possibilités jusqu'à l'extrême. L'espace lui-même devient, comme l'interprète qui le révèle en le traversant, sujet à une sorte de démultiplication, et le sentiment de perte de repères qu'il produit sur nous est d'autant plus fort qu'il présente toujours un seul et même aspect, comme nous en faisons l'expérience quand nous passons inlassablement par une même rue quand nous en cherchons une autre. Les films d'Ariane Loze conduisent si loin ce principe de répétition qu'un film peut se montrer en miroir d'un autre, et devenir son versant et proposer de s'établir avec lui dans une relation de champ/contrechamp (Miror).
L'apparition de la parole dans ce dispositif semble d'abord le naturaliser, démystifier l'image et lui retirer un certain corps au profit d'un autre. Mais il faut cela pour emmener la proposition ailleurs. La chute par exemple travaille une ironie qui peut faire peur au premier abord. Pour la réalisatrice, il s'agit de jouer avec des sentiments et des postures qu'elle trouve d'abord en elle. L'usage de la parole est une manière de donner plus d'espace, plus de présence aux différents "je", aux différentes voix qui résonnent dans son intériorité. Dès lors, ce sont les accents, les intonations qui articulent le film, lequel, comme l'espace ouvert par toute parole échangée, procède d'une circulation intermittente entre le silence et sa rupture vocale. "Le muet ressource du mot / l'intonation pour issue", écrit le poète André du Bouchet (1). La parole, si elle naturalise le dispositif, vient aussi le mettre en relief et révéler les failles et déchirures qu'il rencontre et assume, manifester le grand vide autour duquel ces films se risquent et dans lequel ils trouvent, comme toute forme artistique, leur souffle si singulier. La chute, mais aussi Subordination en sont, dans des registres et selon des modalités différents, la parfaite expression.
Ici comme ailleurs, la contrainte est un facteur de manifestation. Le champ/contrechamp qui semble assurer une continuité opère une fragmentation de l'espace, et les coupes les mieux réussies montrent in fine que tout raccord est un faux raccord. En explorant et en jouant avec les codes habituels du cinéma narratif, Ariane Loze met en évidence que le vertige que ses propres films travaillent à bras le corps appartient au médium filmique en tant que tel. Si le cinéma attend d'un raccord qu'il opère, c'est précisément parce que la fracture sur laquelle il agit est irréparable. Dans La chute, le seul contact qui survient entre deux personnages, et qui arrive comme une délivrance, est finalement le geste d'une agression et d'une mise à mort, ce qui n'est pas anodin. Quelque chose, dans la technique même du cinéma, ne peut pas trouver de résolution. C'est quand cela ne marche pas tout à fait, quand la coïncidence glisse ou échappe au dispositif que celui-ci est le plus révélant. Les films d'Ariane Loze marchent à l'impossible et c'est en cela qu'ils peuvent nous engager, parler de nous et du monde qui est le notre. En ce sens, la pauvreté technique avec laquelle ils sont réalisés participent pleinement de leur puissance propre. Mieux équipés, mieux maîtrisés, ces films ne seraient peut-être que la démonstration réitérée à l'envi d'une virtuosité aussi impressionnante qu'inutile. À l'inverse, à assembler inlassablement les rouages d'une machine qui ne marche pas très bien, qui déraille sans dérailler, ce cinéma respire et s'enracine solidement dans un terreau existentiel qu'il ne saurait quitter sans risquer de perdre toute sa fécondité.
À cet égard, la naïveté qui teinte les films d'Ariane Loze où la parole devient centrale assure une même fonction de garde-fou. Le contenu qui s'y déploie se tourne d'emblée vers les grandes questions existentielles (le suicide, la croyance, l'engagement, etc.). Le caractère adolescent qui s'exprime là permet a contrario de mettre en évidence la complexité du dispositif et son ambition, qui est finalement, au-delà et contre la question de l'identité et de ses multiples manifestations, de faire entrer le réel dans un espace qui semble commencer par l'écarter d'un revers de main. Le dernier film projeté le montre pleinement. Les colombes mettent en scène une jeune femme grimpant les escaliers de son immeuble, où elle trouve à chaque étage son propre double en forme de cadavre. La matière sonore du film, qui reprend en boucle le jingle d'un journal télévisé semble nous marteler que c'est de notre présent dont il est question dans cette ascension impossible. Et lorsque, la jeune fille installée devant son téléviseur, en grande discussion avec son double sur l'issue de l'existence, la voix trop familière d'un présentateur annonce les attentats du 13 novembre dernier, l'évidence que portait cette nocive ritournelle nous gagne enfin. Le cinéma est au monde, lui aussi étreint par les drames qui nous secouent de toutes parts. Et finalement, ce qui se dit ici, c'est que le cinéma n'a peut-être qu'une seule question à poser : notre regard pourra-t-il encore s'émerveiller du vol hasardeux d'un oiseau dans le ciel, s'il ne se laisse pas relever lui-même par ses propres larmes ?
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Compte rendu de la séance Cinéma / Parole du 10 avril 2016