A l'origine de ces 9 ciné-tracts, réunis sous le titre Les films du monde, il y a un fait divers, celui d'un jeune noir qui se fait abattre de 9 balles par un policier en Alabama. La scène a été captée au téléphone portable par un anonyme et la vidéo, qui circulait beaucoup, a suscité chez Frank Smith, qui est poète avant d'être réalisateur, l'écriture d'un texte. Fank Smith s'est par la suite procuré ladite vidéo pour organiser la rencontre de son texte et des images, la répartition du texte, entre incrustation et voix off, s'opérant en fonction de ce que le matériau donnait à voir.
Ce premier essai étant monté, une proche de l'auteur lui a indiqué que, sans le savoir, il avait réalisé ce qui s'appelle un "ciné-tract", une forme cinématographique courte née autour de 68 chez Chris Marker et Jean-Luc Godard, et qui s'efforce de reconduire le langage cinématographique à sa dimension la plus simple. C'est ainsi que Frank Smith a trouvé, dans ce renvoi involontaire vers un geste artistique passé, la direction vers laquelle orienter son travail sur l'image, sinon la forme idéale du cinéma qu'il souhaite pratiquer : des images souvent diffusées de manière virale sur les réseaux sociaux provoquent une écriture adéquate à leur facture, et qui peut ainsi venir s'inscrire en elles. L'enjeu est à la fois, dans une sorte d'indigence du matériau, de trouver des formes qui opèrent, et de poser la question de ce que peut aujourd'hui, concrètement, une image : que peut-on encore voir quand il n'y a plus rien à voir ? Et que peut-on encore dire quand, du monde qui se signale dans de telles images, il n'y a plus rien à dire ?
Pour y parvenir, seuls quelques partis pris minimaux imposent une direction. C'est d'abord la durée, autour de 3 minutes par séquence, puis l'identification, par un carton préalable, de la date et du lieu de fabrication des images. Ces informations liminaires permettent de faire l'économie de toute documentation sur les scènes utilisées, et ainsi, de libérer au seuil de chaque séquence l'attention qui se tourne vers l'écran et devient pleinement disponible pour ce qui s'y déploie. La communication qui se propose à travers ces films est donc d'emblée placée sous le signe de l'expression artistique et de l'intersubjectivité. Car les formes ainsi produites assument, ou à tout le moins recherchent, la compréhension du mystère que toute existence porte en elle.
Ce qui caractérise ces ciné-tracts, c'est d'abord qu'ils procèdent d'une manipulation d'images proposées dans leur pauvreté même. Ils empruntent leurs contenus visuels à des médias qui les véhiculent tant et tant que nous finissons par ne plus les voir et par ne plus les entendre. La force poétique des films de Frank Smith consiste ainsi à inscrire des vues trouvées ici et à là dans un nouveau régime de visibilité, la distance qu'introduit la phrase poétique à leur endroit permettant de réouvrir en elles un espace dans lequel notre regard pourra prendre la mesure de la violence qu'elles contiennent. C'est parce qu'ils ne sont jamais didactiques et ne cherchent aucunement à expliquer ce qu'ils nous montrent que ces films réintroduisent une dimension de visibilité dans des images qui, pour appartenir à tout le monde et à personne à la fois, ont quelque chose, dans leur surexposition même, de proprement invisible.
L'invisible, n'est-ce pas d'ailleurs ce à quoi nos sociétés veulent renvoyer les migrants, pour dissimuler d'un voile douteux l'expérience du tragique et de la souffrance qu'ils drainent avec eux ? Approcher le tragique en tant que tel, montrer un réel à la limite du supportable sans y abolir le regard, c'est le fait même du geste ou de l'expression artistique. A leur manière, ces ciné-tracts rappelent cette évidence selon laquelle monter, c'est montrer. En travaillant les images, il est possible de leur faire dire autre chose que ce que nous y mettons spontanément, et de considérer l'événement qu'elles impliquent dans un autre éclairage que celui, aveuglant, proposé par les grands médias. La séquence construite autour d'une photographie célèbre de migrants prise au large des côtes de l'île de Rhode commence ainsi par explorer des détails, par prélever des visages qui apparaissent dans une succession temporelle, avant de ne nous donner cette vue d'ensemble que nous avons sans doute déjà entraperçue, sans y prêter plus d'attention, sur tel réseau ou tel autre. Dans le film, cette image est quelque chose à quoi le regard vient, elle est donnée dans un retard qu'elle prend sur elle-même, et qui ouvre en elle l'espace pour qu'une parole puisse dire ce jeu d'oppositions entre deux manières d'habiter le monde, et qui se déploie tout entier à partir de l'expression "nous / eux".
Enfin, l'ordre des ciné-tracts est pensé selon un certain rythme et une composition d'ensemble. L'organisation des séquences entre elles relèvent donc encore d'un geste de montage et de monstration, pour autant que la manière dont nous allons recevoir une séquence dépendra de celles que nous aurons déjà vues et qui résonneront en elles. C'est ainsi une manière de tramer des trajectoires et des lignes de partage qui ne sont pourtant pas appelées à se rencontrer, dans une forme filmique qui s'avère ainsi plus complexe que ce que chaque ciné-tract pris isolément laisse présager, et qui travaille dans la patience et la durée, et non dans la seule brièveté.
S'ils s'inscrivent dans la filiation des ciné-tracts, les films de Frank Smith ne procèdent pas d'une volonté militante ou revendicative. Les phrases qui se risquent en eux cherchent à s'éloigner autant que possible du slogan, ce qui serait assurément la pire manière d'accueillir les images qui les suscitent. Si les ciné-tracts de Jean-Luc Godard, montrés en préambule de cette séance, ont une fonction politique bien identifiée, ce qui ne retire pas en eux une dimension d'écriture filmique propre à leur auteur, les propositions de Frank Smith cherchent explicitement à explorer une opération artistique et plastique. En cela, c'est une poétique qu'ils engagent, au sens que le terme avait chez les philosophes grecs d'un "faire productif" de l'homme (1). Une forme nouvelle apparait dans l'espace ouvert par le geste de montage, et qui ne peut rien revendiquer du monde, puisque ce dernier, auquel elle nous donne accès, s'ouvre et apparait avec elle.
C'est bien en cela que ces films peuvent donner quelque chose à voir même si les matériaux qu'ils mobilisent sont produits par et pour des médias — télévision ou Internet — où il s'agit de ne rien montrer, sinon d'occulter purement et simplement un régime de sens qui attend qu'une brèche s'ouvre pour enfin jaillir. Ici, la ruine, qui de nos jours est une image assimilée, prédigérée, et qui ne produit plus rien en terme d'éveil à soi du regard, est moins le signe d'une opération de destruction que la manifestation d'un mouvement poétique qui reçoit et relève, autant qu'il est possible, des tragédies perdues dans la nuit des sens, dont elles ne pourront sortir si une voix ne se risque à les accueillir. La question de la signature, et donc de la singularité de ces formes, est ainsi essentielle à ces films, ce qui les expose à un autre risque, celui d'un éventuel pathos qu'ils pourraient produire. Mais, si pathos il y a, faut-il le craindre ou au contraire s'y fier et s'y confier ? Comme toute œuvre esthétique, les films de Frank Smith travaillent dans l'ordre de la sensation, du sentir, du sentiment, ce qui est une condition de toute écoute ou de tout partage véritables.
La voix, quand elle vient à la rencontre des images, trace un chemin d'intimité par où Les films du monde s'éloignent décisivement de la forme du ciné-tract, qui dans son intention, sinon dans son principe, appelle ou demande la possibilité d'une réalisation collective. Comment en effet produire un film à plusieurs mains, si c'est le timbre lui-même, et potentiellement le mien, qui peut le porter à sa singularité irréductible ? Dans cet ordre, une forme artistique peut moins être faite collectivement qu'encourager, éventuellement, la réalisation d'autres formes, portées par d'autres voix, qui ensemble pourront produire une communauté de regards tournés vers l'extrême contemporain, et frayer, par un mouvement choral, là même où tout chant est comme frappé d'interdit.
(1) Ce que rappelle Giorgio Agamben dans L'homme sans contenu (Paris, CIrcé)
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Compte rendu de la séance Cinéma / Parole du 20 mars 2016