Inch'allah (1987), coréalisé avec Jean-Pierre Lenoir, a été tourné à Roubaix, où Chantal Briet a passé son enfance. L'idée qui a impulsé le film était de travailler avec des adolescents, en créant autour d'eux une trame narrative minimale, en proposant un dispositif où ils improviseraient en puisant dans leur propre expérience vécue. Par ce parti pris de réalisation, le film fait déjà signe vers une pratique documentaire que Chantal Briet développera par la suite. Plusieurs séquences sont également nées de situations vécues par les réalisateurs pendant la préparation et le tournage. Mais la source cachée d'Inch'allah, c'est peut-être la difficulté initiale rencontrée par et avec l'un des comédiens, qui s'appelait Bagdad, et qui devait jouer le rôle du grand frère dans le film. Après des essais réalisés en amont du tournage, Bagdad a entrevu sa vie telle qu'il l'avait confiée, avec une grande lucidité, à la caméra. C'est à la suite de ce moment qu'il a refusé l'idée même du projet et s'en est retiré. Farid, le personnage qui l'a finalement remplacé, a accepté de jouer sous réserve que son image et ce qu'il exprime à travers elle ne soient pas le reflet de sa vie, que ce ne soit ni ses mots ni son vécu qui nourrissent le fond du film, lequel, encore à venir et au travail, se présentait déjà comme la conscience que toute cette jeunesse appartenait à une génération sacrifiée. Inch'allah, par cette aventure malheureuse avec Bagdad, met ainsi en évidence que le cinéma est un art impur, et qu'il ne faut jamais perdre de vue, quand on fait du cinéma, que l'on joue, d'une façon ou d'une autre, avec la vie des gens. Pour autant, dans sa première image, qui montre des enfants qui courent dans la rue, le film semble contenir en puissance tout le cinéma de Chantal Briet. Les enfants courent au lieu même de son enfance, dans ce même parc où elle jouait, mais cette image enfouie se refuse à la caméra. Ce qui se joue ici, c'est le sens même du cinéma, dont tous les efforts tendent à capter une image qui se dérobe toujours. Les enfants ne donneront jamais à la réalisatrice exactement le mouvement que son regard cherche à travers l'œil de la caméra. Le cinéma, c'est très précisément cet écart entre le réel et notre désir qui le vise.
Printemps à la source, réalisé en 2001, vient pour sa part d'un atelier que Chantal Briet a fait avec des jeunes d'Epinay-sur-Seine. Le projet, mené douloureusement, a été accueilli par un théâtre, ce qui a permis de le poursuivre dans un cadre apaisé. La directrice du théâtre a proposé à la réalisatrice de faire un film sur le thème de l'utopie, et c'est dans ce contexte qu'elle a rencontré Ali. Après 8 ou 9 mois passés dans l'épicerie pour y faire des repérages, les usagers du lieu ont mis Chantal Briet dans l'urgence et la nécessité de faire le film, malgré des financements qui faisaient défaut. Ali, très heureux de ce projet en cours sur son épicerie, a mobilisé tout son entourage pour que chacun vienne dire tout le bien qu'il pensait de cet ilot alors menacé, engendrant autant de situations et de témoignages qui mettaient finalement en danger la possibilité même du film. Il a fallu que chacun trouve sa place et son rôle pour que le film redevienne possible et trouve sa sincérité. Ali devait être un intercesseur, un passeur entre les habitants et la caméra, sans quoi celle-ci ne pourrait se faire oublier.
Inch'allah et Printemps à la source ont beaucoup d'accents communs. La vitalité du premier film, qui va à l'encontre de l'image habituelle que l'on peut se faire de la jeunesse des banlieues, se prolonge et se poursuit dans le second, où elle prend un visage nouveau. La jubilation de la jeunesse cède le pas à des formes de vie poétiques, qui procèdent d'un même élan que celui des enfants qui se pressent devant la caméra au risque de la faire tomber. Les clients de l'épicerie font corps et c'est ce qui la fait tenir, ainsi que le film qui résiste avec elle. Djama, qui lit une page de Herman Hesse, le met paradoxalement en évidence, en introduisant un écart, un anachronisme dans cette communauté qui se caractèrise peut-être, finalement, par sa cohérence avec elle-même, au sens d'une adhésion à soi. Avec cet homme atypique, quelque chose se passe et traverse le film, qui vient de plus profond et va bien au-delà de cet espace que le film construit et nous donne à voir. Ce moment révèle le film dans sa dimension artistique, dans son attention aux instants de présent, entre don et poésie, dont le quotidien regorge et que le film doit attraper au vol pour se développer à partir d'eux. Comme cette enfance qui bouillonne dans Inch'allah et que le cinéma ne peut contenir, qu'il ne peut restituer que comme débordement et excès. Cette scène de lecture, pour mise en scène qu'elle puisse être, était importante pour Chantal Briet, car c'est par elle que le personnage de Djama a pu trouver sa place et son relief, en contrepoint des autres figures du film qui autrement auraient accusé son caractère plus effacé et un peu en retrait. Et il est frappant de voir à quel point cet extrait est au film sa propre lumière, indiquer le chemin qu'il ouvre et sur lequel il pousse nos pas.
Printemps à la source parle davantage de sa réalisatrice que de l'épicerie, qui est réellement présentée comme une utopie. La situation de huis clos suffit à construire un monde, en résistance à une réalité dont tout n'est pas dit dans le film, même si bien des évocations peuvent la laisser deviner. Des jeux de pouvoir et de contrôle avec des jeunes trafiquants du quartier ont notamment imposé au tournage son rythme et ses heures, et fixé en dehors du film une limite infranchissable contre laquelle il s'élabore. Les personnages ont été choisis naturellement, les visages ont émergé spontanément, entre ceux qui refusaient d'être filmés et ceux qui en faisaient trop. Le visage de la réalisatrice ne s'excepte d'ailleurs pas de cette communauté fragile et incertaine, comme le mettent en évidence plusieurs moments du film qui donnent à voir la frontalité de l'échange entre Ali et Chantal Briet qui l'interroge sur son épicerie. Alimentation générale, la version longue de ce même film, réalisée après une deuxième session de tournage, atténuera cette dimension de face à face, au profit d'un régime cinématographique qui laisse davantage la parole se déployer à partir des seules situations captées par la caméra. Mais cette frontalité, qui donne à Printemps à la source une part de fragilité, a aussi sa justesse, qui est de permettre à son auteur de signer le film, d'y être présent et, ce qui est sans doute plus décisif, d'inscrire cette utopie dans le concret d'une relation qui nous est offerte en partage.
--
Compte rendu de la séance Cinéma / Parole du 28 février 2016