Entretien avec Ian Menoyot, cinéaste rencontré à Bruxelles autour de la conception et de la diffusion de ses films. Son film Bruocsella ! a obtenu le grand prix de la section fiction lors de l'édition 2014 du festival Côté court.
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ABLC : Sur ta chaîne Viméo, on peut visionner ton film Bruocsella !, un moyen-métrage d'une cinquantaine de minutes. C'est un film de fiction assez classique, avec des acteurs, un récit, des dialogues... Autour de ce film, on a accès à plusieurs autres vidéos : des courts-métrages dont la durée excède rarement les cinq minutes et que tu appelles « tes notes ». Ces films interpellent, car ils apparaissent comme des satellites gravitant autour de cette grosse planète qu'est Bruocsella !. Certains d'entre eux sont muets, et la plupart consistent en des montages de quelques plans ou en un unique plan-séquence. De quelle pratique du cinéma relève la fabrication de ces vidéos ?
Ian Menoyot : Le terme de « satellites » que tu utilises est très approprié, car la plupart de ces notes sont directement liées à Bruocsella ! La majorité d'entre elles sont issues de rushes filmés pendant le tournage de ce film plus long. Le tournage de Bruocsella ! a été une entreprise très dépensière en ceci qu'il s'est réparti sur plusieurs années et a produit énormément de matériel. La finition de ce film a accompagné pour moi un abandon définitif de la production classique, car il représentait une sorte de « point limite » à ce que j'étais capable de produire à l'intérieur de ce cadre. Lorsque s'est posée la question de la poursuite de ma pratique de cinéaste durant les années qui ont suivi, j'ai décidé de ressortir les cassettes contenant les rushes de Bruocsella ! pour faire du montage. Je me suis rendu compte qu'il y avait à certains endroits une matière que je pouvais utiliser pour donner naissance à de nouveaux objets. J'ai monté plusieurs vidéos à partir de ces rushes non-utilisés avant de les mettre en ligne sur ma chaîne Viméo, qui m'apparaissait comme un média approprié pour les diffuser.
Cela dit, je n'ai rien inventé. C'est devenu une pratique courante de filmer de petites séquences plus au moins au hasard et de les partager sur les plateformes de diffusion. En ce qui me concerne, je ne suis pas du tout un filmeur compulsif. Mon envie de filmer se manifeste lorsque je suis déjà en tournage, et qu'il me vient l'envie de faire un autre film en parallèle de celui que je tourne. J'arrive à me rendre disponible pour un autre projet, et il m'arrive de filmer des images qui ne seront pas présentes dans le film que je fabrique à ce moment là mais qui pourront se retrouver dans un autre. Par exemple, le film court intitulé Peintre de commande est né parce que j'avais fait dire à Boris Kisch dans Bruocsella ! un texte qui ne s'est pas retrouvé dans le montage final. Ce texte me plaisait, et c'est des années plus tard que j'ai imaginé la forme pour le délivrer.
ABLC : En somme, tu ne veux pas que le tournage produise de « déchets ». Ce que tu décris matérialise cette idée du film comme un organisme vivant duquel se détacherait des morceaux qui acquierent une existence propre tout en dépendant de ce premier objet.
Ian Menoyot : Tout à fait. Ces morceaux peuvent également, tout en gravitant autour de ce premier objet, dériver jusqu'à en rencontrer un autre. Le film que je tourne actuellement est un bon exemple de cet état de fait : la première image est celle de la Seine, qui raccorde directement avec l'ultime plan de Bruocsella ! À l'intérieur de cette première image se sont rencontrés au moment du tournage deux autres projets de films auxquels je pensais en parallèle. Je m'imaginais développer trois films différents, pour finalement me rendre compte que ces trois idées menaient à un seul et même film. Au fond, je cherche à détruire cette règle de l'idée unique qui conduit la plupart des pratiques cinématographiques aujourd'hui, notamment en n'étant pas soumis à un scénario ou à un texte. Lorsque je fabrique un film, je m'emploie à le faire avec des pensées différentes, en n'étant pas dirigé par une seule pensée.
ABLC : Pour toi, il semblerait que le temps du tournage ouvre un espace propice au vagabondage de la pensée et du regard. Tout ce qui advient dans cet espace-temps particulier peut être digne d’intérêt, et même si ces événements ne sont pas directement liés au film que tu tournes, il te faut t'en saisir car ils pourront nourrir ce projet ou trouver leur place dans une autre réalisation. C'est une manière de prendre à rebours la conception classique et majoritaire de la fabrication d'un film.
Ian Menoyot : Je serai effectivement incapable de réaliser un film selon le modèle consacré : trois ans d'écritures, puis des recherches de financements pour finalement tourner pendant trois mois dès que l'on a trouvé l'argent. Ce genre de pratique me paraît même invivable au quotidien. Je tiens cependant à préciser quelque chose : tout ce que je filme dans le temps du tournage et qui peut relever de l'imprévu est souvent pensé pour intégrer le film en cours de fabrication. C'est lorsque viens le moment du montage que je fais le tri dans les rushes, sans pour autant jeter la matière qui ne peut pas intégrer ce film là. Je me dis que cela fait partie d'un processus de travail plus long, qui se poursuit avec le temps et qui pourra produire de nouvelles formes. Sur Bruocsella !, j'ai tourné des scènes qui ne sont pas présentes dans le montage final. En découvrant le film, certains des acteurs étaient déçus, considérant qu'ils avaient travaillé pour rien puisqu'ils n'apparaissaient plus à l'image. Je leur ai dit qu'ils avaient tort de penser comme cela, que ce moment de travail avait de la valeur et que nous pourrions le prolonger en nous retrouvant à un autre moment.
ABLC : Cette ouverture, cette disponibilité que tu exiges de toi et des autres est prégnante à l'intérieur de tes films. Je pense notamment au très court métrage intitulé Toujours l'ange passera à travers, qui est absolument bouleversant : c'est un plan séquence filmé en plongée à l'aide d'un zoom et qui enregistre le mouvement d'une petite fille qui longe un trottoir aux abords d'une gare. Elle traverse la foule des passants, des employés, passe derrière les panneaux publicitaires, avant de s'engouffrer à l'intérieur de la gare. Ce plan d'une minute contient énormément de choses, il relève presque du miracle. Le plus fort, c'est que malgré l'usage du zoom et de la vue en plongée, on ne ressent à aucun moment l'impression d'un « instant volé », arraché de force au réel. Au contraire, on sent que l'enregistrement de ce plan est rendu possible car le cinéaste se met à l'écoute du mouvement de la ville et des corps qui la traversent, se rend disponible pour les accueillir.
Ian Menoyot : Ce film court est également issu du tournage d'un autre film, qui lui n'a vraiment aucun intérêt. J'étais cadenassé dans une production encore plus classique que Bruocsella !, et de fait assez peu libre de mes mouvements. Le jour où j'ai pris le plus de plaisir fut celui où j'ai filmé seul des inserts de la rue depuis la fenêtre de la chambre d’hôtel où l'on tournait, dont ce fameux plan dont tu parles et qui est devenu un objet à part entière. L'étrangeté de la présence de cette petite fille au milieu de cette rue m'a beaucoup touché, et j'avais envie de la restituer. Je perçois de l'étrangeté dans le quotidien tout le temps, et je ne comprends pas que cette étrangeté soit absente de la plupart des films. J'ai l'impression, face à beaucoup de films, que l'on me présente des faits que je peux comprendre et saisir sans difficultés puisque leur sens est réglé par avance. Je pense aux films d'un cinéaste comme Joachim Lafosse qui semble avoir complètement mis de côté l'étrangeté du monde pour se concentrer sur une obsession du « réel » et des faits de société comme seuls phénomènes dignes d’intérêts. On imagine bien que pour lui et pour d'autres réalisateurs de cette même tendance, une petite fille qui marche ça n'est pas très conséquent. Ils voudraient savoir pourquoi elle marche, pourquoi elle est pressée, etc. Alors que moi, ce qui m'intéresse, c'est la mise à zéro. Toutes ces notes que j'ai réalisées relèvent un peu de ça, de la recherche du zéro.
ABLC : En ne cherchant pas à imposer un récit, à définir des enjeux ou une direction précise dans ces films, tu laisses au spectateur la liberté de regarder différentes choses à l'intérieur des plans, de prendre le temps d'habiter l'image. C'est une qualité précieuse, et de plus en plus rare.
Ian Menoyot : Il s'agit d'aller simplement contre la dictature du sujet. Si tous ces petits films mettent des années avant de voir le jour, c'est parce qu'ils exigent de moi que je les rebaptise, qu'ils changent de nom. Je m'explique : ils ont pour la plupart été enregistrés dans le temps du tournage d'un autre film qu'ils auraient pu intégrer, comme cette séquence intitulée Yougoslavia ! avec cette femme qui chante dans le métro et qui aurait très bien pu constituer une scène dont Jeanne (l’héroïne de Bruocsella !) aurait été témoin. La séquence n'a finalement pas trouvé sa place dans le montage final, et pendant des années je n'arrivais pas à la percevoir autrement que comme un « rejet » de Bruocsella ! Il a fallu attendre deux ou trois ans avant que le plan ne me parle à nouveau, pour me demander de le nommer autrement et de le regarder pour ce qu'il est. Cela détruit complètement l'idée de sujet, car à ce moment là, c'est le plan qui me commande. Dans un festival à Aix-en-Provence, on m'a demandé quelle était la part de préméditation dans le tournage de cette scène. J'ai répondu que c'était plutôt les circonstances qui avaient rendu possible le tournage, et que ma marge d'intervention était pratiquement inexistante. À un moment donné, cette femme est entrée dans la rame du métro et, voyant que nous étions en tournage, a simplement demandé à être filmée. On s'est précipité pour faire le clap, la femme s'est mise à chanter et comme les deux figurants qui étaient à l'arrière-plan continuaient à se bécoter, ça a produit quelque chose.
ABLC : Cette séquence pourrait matérialiser à elle seule ta pratique de cinéaste. Il s'agit d'un champ / contrechamp qui s'ouvre sur une passagère du métro qui tourne son regard vers cette femme qui chante au milieu de la rame. Elle prend le temps de regarder cette autre femme chanter avant de retourner à sa rêverie. De la même manière que tu te rends disponible au moment du tournage pour filmer cette scène, la spectatrice du métro se rend disponible pour regarder cette femme qui chante.
Ian Menoyot : Tout à fait, et c'est d'autant plus amusant car cette « spectatrice » ne regardait pas du tout cette femme au moment du tournage. Cela fait un moment que je n'ai pas réalisé de petites formes comme celle-ci. J'ai le souvenir de m’être un peu fait violence à l'époque pour accoucher de ces objets, dans le sens où j'étais capable de sentir qu'il y avait dans cette matière quelque chose qui m'intéressait mais que la mise en forme m'échappait, ne pouvait pas dépendre de moi. Il s'agit de trouver quelle histoire et quelle forme appelle le plan, au lieu de chercher à le faire rentrer dans un récit ou une forme qui ne lui convient pas.
ABLC : Le fait que tes films soient diffusés sur une plateforme comme Viméo nous amène à la question de la réception des œuvres par le public. Aujourd'hui, le rituel de la projection en salle perçu comme le lieu de découverte idéal des films a conservé son aura importante, malgré l'apparition au fil du temps de nouveaux médias comme la télévision et aujourd'hui internet. Comment appréhendes-tu cette dimension du travail de cinéaste ?
Ian Menoyot : Tu parles du « rituel de la salle », qui m'évoque immédiatement le fait que dans certaines religions polythéistes il existait plusieurs petits groupes qui se livraient à de petits rituels en nombre restreint, avant que l'on érige des chapelles et qu'on y organise de grands rituels qui devaient rassembler tout le monde. J'ai l'impression qu'aujourd'hui, le rapport à la salle de cinéma ressemble au rapport à la chapelle dans les religions monothéistes, et qu'elle serait devenue à son tour une chapelle un peu triste réservée pour les sorties du dimanche. Le fait est que, de toute manière, nous n'avons pas accès à cette grande chapelle pour nous livrer à nos petits rituels. Il faudrait prêter allégeance à un dieu, qui peut porter plusieurs noms, comme Thierry Frémeaux. Il ne s'agit même pas d'un refus de notre part, car on sait très bien que nos films n'ont pas leur place dans ce système de diffusion institutionnalisé. Je pense que la diffusion des films sur Viméo représente une forme d'hérésie qui nous condamne à faire nos rituels en dehors des cités et des chapelles. Peut-être faudrait-il qu'une nouvelle génération prenne la décision de couper les ponts avec ces vieilles institutions et leurs pratiques pour inventer de nouveaux lieux et de nouvelles manières de montrer ces œuvres.