Un homme à la mer de Patrick Viret

Le film s'ouvre de manière paradoxale, sur une fenêtre qui est moins là pour fixer le cadre que pour le rompre, le diffracter par un jeu de reflets et briser la ligne d'horizon. Une voix, celle du poète Jean-Pierre le Goff, semble dire que le film n'a pas vraiment commencé, qu'il cherche encore son point d'écoute. "Je n'entends rien, il n'y a pour ainsi dire pas de bruit".  Mais précisément, qu'est-ce qui commence dans un film, et à quel moment ? En mettant à l'abord même du film l'accent sur cette question de l'audition, Patrick Viret manifeste d'emblée qu'Un homme à la mer va explorer l'espace depuis sa dimension phonique et grâce à elle. La voix off, où se signale une perte des sens et du sens, un brouillage des repères, s'inscrit dans un geste de composition sonore et musicale signée par Nicolas Losson, ce qui est une manière pour Patrick Viret de mettre en évidence qu'un rythme, qui habite le monde, franchit l'espace, donne au visible d'apparaitre et peut venir porter au-delà d'elle-même une parole qui ne nous adresse pourtant que ses failles et sa propre impossibilité.

Ce plan initial sur la fenêtre contient en quelque sorte tout le film en abrégé. Il fait notre regard se porter à la fois dedans et dehors, dans un même instant que le montage va déplier en envoyant notre attention alternativement en direction de l’intérieur et de l'extérieur. Tantôt le regard se porte vers l'horizon ou plonge sur les rails qui jouxtent l'hôtel du Belvédère où le film a été tourné, tantôt il sillonne les pièces intérieures de ce lieu, pour y rencontrer des formes plastiques, peintures et sculptures composées par Lubomír Dostál (1) qui viennent donner un vis-à-vis, et donc un visage, à la perte de soi qui témoigne d'elle-même dans le film. Ce va et vient, ce jeu d’entrées et de sorties se donne progressivement comme le mouvement d'intériorisation d'une mémoire qui se cherche elle-même, quand toute clarté se refuse à elle et que la nuit qui vient s'annonce définitive.

Il appartient sans doute au cinéma de nous rappeler que si l'espace que nous traversons peut se déployer devant nous, c’est parce que les objets qui le peuplent, en s'immisçant à travers lui, le distribuent et le rendent habitable. Quand l'obscurité est grandissante et qu'il n'y a plus de lueur que celle de la lune, les formes pétries par des mains humaines peuvent continuer de nous éclairer et de nous guider à travers la nuit. Ce sont ces figures qui portent finalement une lumière sur le monde, tranchent sur et dans le noir pour que quelque chose s'y ouvre enfin, et que nous apparaisse pleinement, quand la musique s'éteint, ce moi que nous étions vus de l'extérieur, les uns pour les autres.

(1) Le film a été tourné à l’occasion de l’exposition Lubomír Dostál au Belvédère du Rayo-Vert.


| Auteur : Rodolphe Olcèse

Publié le 15/12/2015