Réalisé en 1991, Point géographique 2511925003 fait partie des tous premiers films de Danielle Vallet Kleiner, qui, avant de venir au cinéma, a mis en œuvre diverses interventions consistant à recouvrir des surfaces urbaines de feuilles d'argent. Pour l'une de ces actions, qu'elle souhaitait organiser sur une portion des rails de la petite ceinture, au niveau des Buttes Chaumont, devant la difficulté d'obtenir les autorisations requises et craignant que son action ne soit empêchée, Danielle Vallet Kleiner a demandé à une structure de production de garantir son action en prétextant le tournage d'un film, qui a effectivement eu lieu. La nécessité du film, que Point géographique 2511925003 manifeste pourtant dans sa forme même, s'est ainsi déterminée de manière tout extérieure. Tournées en super 8 noir et blanc et couleur, les images sont d'abord la mémoire de cette intervention sur le territoire, qui a consisté à recouvrir deux rails de deux voies ferrées parallèles. Danielle Vallet Kleiner est revenue par la suite filmer les trains et prendre acte des effets que produisaient leurs passages sur les feuilles d'argent. En donnant à voir les trains qui s'approchent du tunnel avant de ne disparaître, le film annonce déjà la thématique du voyage qui traversera toute l'oeuvre à venir de Danielle Vallet Kleiner. Cause occasionnelle d'une entrée en cinéma, ce Point géographique est le lieu ou quelque chose commence qui va conduire le geste de Danielle Vallet Kleiner bien au-delà de lui-même et de l'environnement où il se déploie, dans une direction nouvelle, sans doute imprévisible, ce qui est le propre de toute aventure artistique véritable. Et dès ce premier geste, la cinéaste a pu expérimenter à quel point un film peut se présenter comme un accélérateur d'événements, aussi bien pour le site où il a lieu que pour la pratique qu'il entraine avec lui. En effet, la voie ferrée sera fermée quelques mois après cette action artistique. Mais le plus décisif, c'est bien que la pratique de Danielle Vallet Kleiner se soit ouverte ici au cinéma et qu'avec lui son regard ait trouvé la nécessité de se porter à travers le monde.
Escape From New York nous invite à faire l'expérience sensible de cette accélération. Le film s'est réalisé sur plusieurs années et s'origine dans un épisode biographique déterminé. A la fin des années 90, Danielle Vallet Kleiner a dû quitter sa maison familiale, située dans le 19e arrondissement à Paris. Pour en garder une trace, elle a écrit ce film, dans l'idée de prolonger le mouvement de migration dont cette maison était symbolique, en engageant un trajet qui irait toujours plus à l'ouest, jusqu'à New-York, qui se donne dans notre imaginaire comme le parangon de la ville refuge. En désignant une échappée de la ville de New York elle-même, le film souligne qu'un déplacement a déjà eu lieu, dans l'utopie. Le texte et la musique qui le composent ont été écrits en amont du tournage, qui s'est fait sur deux ans, en 1997 et 1998. Pendant son voyage, Danielle Vallet Kleiner s'est arrêtée dans toutes les villes et agglomérations qui portaient le nom de Paris, comme si chacune de ces villes étaient une extension de la maison familiale, avec la volonté de toucher les regards auxquels son film se destine par une mémoire commune, collective, celle de la guerre du Viet Nam. Le film s'ouvre et se referme ainsi sur la frontière qui sépare le nord et le sud du Viet Nam.
Escape From New York nous donne à voir la réversibilité et la répétition qui sont au principe même du dispositif cinématographique, dont l'enjeu est de produire un endroit sans envers qui se livre dans son perpétuel échappement. Le film dit paradoxalement l'impossibilité de notre propre fuite. Il est construit sur une série de 11 séquences, aux durées symétriques, posées en split-screen comme dans un miroir inversé : la première séquence avec la onzième, la deuxième avec la dixième, la troisième avec la neuvième, et ainsi de suite jusqu'à la séquence centrale, qui se redouble elle-même sur l'écran en inversant le mouvement du montage. Pour que le dispositif fonctionne, il fallait donc que les points d'entrée et de sortie des séquences associées fonctionnent l'un avec l'autre dans les deux sens. Lorsque le mouvement s'inverse, et que notre attention réalise les modalités du dispositif, elle se tient dans une relation différente au film, dont elle attend la résolution et cherche, dans ses impressions immédiates les traces de ces images qu'elle a déjà vues sans pouvoir dire avec quelle certitude à quel moment ni selon quelle configuration. Escape From New York nous donne ainsi à voir très concrètement que notre attention visuelle et notre mémoire immédiate sont éminemment sélectives et que le mécanisme filmique en soi fonctionne par l'oubli et la perte continuelle de ce qui nous est donné à voir sur l'écran. Le film est donc également agi, selon un paradoxe apparent, par tout ce qui, dans son mouvement, se refuse à nous. Les quelques plans où Danielle Vallet Kleiner nous donne à voir l'impossibilité où elle a été de filmer pendant son voyage sont ici particulièrement importants. Ainsi cet homme qui frappe la caméra sur les quais d'un métro, ou le vigile d'un musée qui interrompt un plan qui découpe des détails d'une peinture dans un musée, avec cette phrase éloquente : "no video in the museum", comme s'il voulait partager avec nous cette évidence troublante qu'ici il n'y a rien à voir. Ces moments où le film se montre lui-même en son propre risque signalent ce qui travaille toute image en profondeur, cette matière dans laquelle elle s'origine et qu'elle doit occulter pour entrer elle-même dans l'ordre du visible.
Le film a été monté sur la bande son, texte et musique ensemble qui lui donnent son rythme et sa mesure. La voix anglaise et la française, qui déplient à la manière d'une polyphonie la fiction dont le film est en quête, se cèdent le pas l'une à l'autre, et réinventent en leur lieu ce jeu de miroir sur lequel le film s'élabore. Les timbres donnent le sentiment assez vif que la langue d'écriture et de narration du film est américaine, dont les accents et les intonations nous font toucher le tragique qui git au fond de ce texte et dont le sens semble bien de dire, en faisant résonner autrement ce que les images nous indiquent déjà, que nous vivons dans un monde sans échappatoire. Monté en 2001, le film prend à cet égard une résonance toute particulière. Notre regard ne peut en effet recevoir les images de tanks et portes-avions qui composent tant de paysages urbains aux Etats Unis, ni les vues nombreuses sur ces hélicoptères qui traversent le ciel, sans songer immédiatement aux attentats de septembre 2001 qui ont fait la ville de New York sombrer sur elle-même. Escape From New York fait lui aussi l'expérience d'une précipitation des événements — au sens d'une accélération temporelle mais aussi au sens d'une révélation chimique — et vient mettre en évidence le fait que l'artiste, à contre temps du monde dont il est à l'écoute, peut nous faire entrevoir ou sentir les mouvements souterrains qui traversent notre présent et dont nous ne pouvons encore voir les effets ou les manifestations historiques.
Acércate Más vient mettre en lumière le caractère propre des films de Danielle Vallet Kleiner, qui procèdent tous d'un cinéma de montage. Les images de ce film ont été récupérées sur Internet, et pour l'essentiel tournées par des anonymes pendant des manifestations populaires violemment réprimées au Venezuela, pays dont nous entendons très peu parler. Ces images disent aussi à leur manière quelque chose du risque. Les vues que Danielle Vallet Kleiner s'est appropriées et dont le film est composé sont fragiles et portent la menace de leur propre perte. Elles soulignent à un autre niveau, et selon une plasticité dont les failles et imprécisions soutiennent paradoxalement leur puissance d'expression, le mouvement d'arrachement par lequel une image doit se détacher du monde. Le texte du film, fabriqué à partir de discours du président vénézuélien et de la logorrhée interminable d'un policier installé dans un blindé, introduit une dimension quasi surréaliste dans le film et vient faire saillir sur l'écran un risque qui traverse le monde à chaque instant : celui de voir le réel rattraper la fiction et la dépasser, en posant des mots sur une situation, des phrases et un style que l'imagination humaine même la mieux aiguisée n'aurait pas pu elle-même produire. Les animations en images de synthèse, qui ont quelque chose d'enfantin et de dérisoire, viennent accentuer les différences d'échelle qui caractérise la situation. Elles apparaissent également, avec d'autres images montrées en contrepoint de ces plans de guerre civile — le spot publicitaire sur la possible villa de Nicolás Maduro sur lesquel s'ouvre le film ou les vues animalières dont il est ponctué — comme une manière de creuser l'ironie qui habite le film depuis son titre, et qui est ce par quoi il est répondu à la question que pose Pasolini dans une lettre à Allen Ginsberg et qui nous est donnée comme un envoi : "vous vous rebellez contre la folie avec la folie mais comment peut-on se révolter contre l'idiotie ?"
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Compte rendu du séminaire Cinéma / Parole du 13 décembre 2015.