Alessandro Sciarroni nous convie aux abords d’un terrain de goalball, mais ce qui est en train de s’y jouer va bien au-delà du simple match et engage des questions à la fois élémentaires et essentielles : le rapport aux sens, la relation à l’autre, le corps collectif qu’il soit mobilisé par une performance sportive par ou une pièce de danse contemporaine.
La rencontre se fait sur des territoires mouvants, instables, sans cesse redéfinis. Une multitude de mondes intérieurs se déploie dès-lors que l’accès au réel à travers le regard est dénié par la maladie dégénérative, dès lors qu’une expérience aussi consensuelle que la vision d’une couleur devient au mieux un lointain souvenir, ou une pure fiction, plus proche d’un ressenti corporel d’une ambiance ou d’une atmosphère. La réalité sur laquelle nous nous accordons tacitement pour mener à bien notre existence quotidienne explose. Le sport, pratiqué à un niveau d’engagement professionnel qui flirte avec les jeux paralympiques et, dans un autre registre, la danse mettent à disposition des performers d’Aurora, la nouvelle création d’Alessandro Sciarroni, les savoir-faire et les outils à même de construire des ponts et de partager une expérience.
Le chorégraphe transalpin a su nous transmettre son intérêt pour les ready-made, de cette danse du Tyrol italien dans l’enthousiasmante pièce FOLK-S_will you still love me tomorrow, au jonglage dans UNTITLED_I will be there when you die. Il est d’ailleurs troublant de faire le constat que dans ces deux propositions scéniques, il arrive aux interprètes d’avoir les yeux fermés ou carrément bandés, signe d’une recherche sur le rythme, l’engagement et la durée qui travaille en deçà de la vision.
Aurore nous place à ce moment où la lumière change. Le cadre formel scrupuleusement respecté ne fait que rendre plus évident l’accent qu’Alessandro Sciarroni place sur le processus en train de s’y dérouler, qui entraine les spectateurs dans une véritable expérience sensorielle.
La lumière est blanche. Son intensité monte encore en puissance, donne lieu à une sensation tactile de chaleur. Le tapis de danse blanc se transforme en surface réfléchissante, délimite l’aire de jeu entre les deux gradins qui se font face. Les performers sont déjà là, ils nous attendent, disséminés sur le plateau. Ils vont traverser le terrain et choisir leur camp. Des petits signaux sonores qu’ils s’échangent les aident à se situer dans l’espace, à se regrouper dans deux équipes. Le chorégraphe ménage attentivement les multiples niveaux de lecture de la moindre action scénique. Ainsi ces saluts, passages obligés de toute rencontre sportive : il y a d’abord cette forme graphique, minimaliste, l’agencement selon un motif simple de lignes qui se dessinent dans l’espace. Il y a surtout le trouble passager et pourtant insistant dont se charge chaque moment où une main se tend pour en serrer une autre, sans pour autant la croiser automatiquement. En deçà de tout pathos, en deçà de toute revendication, ces petits gestes disent silencieusement combien la rencontre avec l’autre est un événement.
Les performers prennent possession de leurs terrains respectifs. Les échauffements – des étirements, des bonds, des élans pour lancer la balle, le travail des articulations, des enchainements rapides, vertueux qui trahissent la surexcitation qui monte – donnent la mesure de l’intensité physique de l’échange à suivre. Ces actions précises et efficaces témoignent surtout du fait que les personnes conviées par Alessandro Sciarroni sur le plateau ont une parfaite maitrise de leurs moyens, du moins dans ce domaine très circonscrit, ne subissent pas le regard des spectateurs, désamorcent d’entrée de jeu tout glissement voyeuriste. Une vraie partie s’apprête à commencer et ils en connaissent les règles, en assument la charge spectaculaire.
Silence please ! Les interventions ritualisées des deux arbitres, danseurs et collaborateurs de Sciarroni qui encadrent le match, participent de cette prise de conscience de l’importance de l’ouïe dans ces échanges. La balle est lourde et remplie d’éléments qui émettent un cliquetis métallique. Ses trajectoires sont éminemment sonores. Pour les parer, tout le corps est mobilisé, entrainé dans des plongeons et des sauts presqu’à l’unisson qui dessinent des géométriques accidentelles.
Le regard hésite entre celui ou celle qui envoie le ballon et ceux qui l’attendent, entre l’élan et l’attente, dans une étrange et fascinante décomposition du mouvement qui nous rappelle les meilleures séquences du film de Philippe Parreno et Douglas Gordon, Zidane, un portrait du XXIème siècle (2006). Pas d’héros iconique dans la création d’Alessandro Sciarroni, sa volonté artistique se situe davantage dans les relations entre les membres des deux équipes, même si des caractères explosifs ou une abnégation sans faille ont le temps de se révéler. L’impulsion et l’impact, les feintes et les stratégies, cette façon si spécifique de se situer dans l’espace et de se coordonner sans le moindre regard, de se tenir prêt à bondir, d’absorber l’énergie de la balle dans le creux de son corps, voici les éléments de constellations complexes qu’Aurore met à l’épreuve. La tension monte, la musique devient dramatique, pressante. Le rythme s’accélère alors que la lumière baisse progressivement et quand l’obscurité totale s’installe sur le plateau, nous sommes prêts à suivre aux seuls crissements des baskets, aux seuls bruits du ballon ou des corps qui se jettent au sol pour le parer, le déroulement du jeu. Le terrain devient une surface sensible, tactile. La salle du théâtre, un champ sonore chargé d’un trop plein d’énergie à la fois ludique et concentrée.
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Le film Aurora, un percorso di creazione, réalisé par Cosimo Terlizzi, accompagne dans un deuxième temps la représentation et offre des moments privilégiés d’intimité, au cœur du processus de création, des parcelles de vie d’une terrible densité dont la forme spectaculaire pourrait bien être, in fine, une sublimation ritualisée.
Aurora au Théâtre de la Cité Internationale, dans le cadre du Festival d'Automne, à Paris, du 23 au 27 novembre 2015.