MÔWN - Rencontre avec Ariane Loze

Ariane Loze est actrice, performeuse et cinéaste. Depuis plusieurs années, elle réunit ces différentes activités autour d'un même projet intitulé MÔWN (Movies on my own) qui l'engage dans une pratique du cinéma solitaire, à la jonction de l'écriture de fiction et de formes plus expérimentales. En faisant de son propre corps l'instrument à partir duquel elle travaille la grammaire cinématographique, Ariane Loze réalise une série de courts-métrages étonnants où la répétition d'un même geste interroge notre rapport à ce médium. Rencontre avec cette réalisatrice à l'occasion de la diffusion de ses films lors de la troisième édition du Working Title Situation à Bruxelles.

*

1. l'origine

ABLC : Comment as-tu conçu la série des Movies on my own, et plus précisément comment as-tu élaboré ce dispositif de tournage singulier ?

Ariane Loze : De 2008 à 2009, j'ai participé à un post-grade en performance intitulé a.pass (Advanced Performance and Scenography Studies). J'avais postulé en soumettant un projet autour de la photographie qui prenait la forme d'une performance où je décrivais à un public un photogramme de film invisible de manière très détaillée. L'objectif était de stimuler l'imagination de chaque spectateur en l'invitant à reconstituer l'image décrite avec ses propres références, pour finalement confronter sa fabrication au photogramme réel que je révélai à l'issue de la performance. Cette première étape de création fonctionnait bien, j'ai donc décidé de développer le dispositif en  intégrant les codes et la grammaire de la mise en scène cinématographique à mon descriptif. Pour me documenter, je me suis procuré dans un premier temps l'ouvrage de Lavandier «La Dramaturgie», qui est passionnant mais qui ne donne aucune clef pour appréhender l'écriture cinématographique. Je souhaitai me substituer à l'intérieur du dispositif au rôle du caméraman, du preneur de son ou d'un éclairagiste, me mettre à la place d'un corps qui organise directement l'espace où se construit la scène et dirige par conséquent le regard du spectateur. Je me suis donc tournée vers des ouvrages plus techniques, pour apprendre par exemple la manière dont on élabore le découpage d'une scène.

À l'occasion d'une résidence au Pa-f (Performance Art Forum), un lieu où nous étions inviter pour développer chacun nos projets, j'ai décidé d'expérimenter un dispositif avec les quelques notions que j'avais intégrées. Munie d'une caméra, d'un trépied et d'un logiciel de montage sommaire, je me suis lancée dans le tournage d'un court-métrage où je prenais en charge tous les postes techniques (prise de vue, prise de son, montage) et en incarnant chaque personnage présents à l'image. J'ai montré le résultat aux autres participants et à nos mentors Jan Ritsema et Elke Van Campenhout, qui ont manifesté un certain enthousiasme. Face à leur réaction, j'ai décidé de réitérer cette formule en tournant plusieurs films dans différents espaces de ce lieu de résidence, un immense cloître qui proposait de par son architecture un cadre très cinématographique.

2. architecture et lieux communs

Ariane Loze : Toujours dans le cadre de l'a.pass, j'ai pu voyager après la résidence et adapter ce dispositif de tournage à ma performance en fonction des villes et des lieux où nous présentions nos travaux. Le principe était quelque peu modifié : au lieu de décrire oralement un photogramme de film, je déployais ce dispositif de tournage minimal face au public qui me voyait réorganiser l'espace où se déroulait la performance en déplaçant la caméra et mettre en scène un conflit entre plusieurs personnages en endossant tous les rôles. Les spectateurs pouvaient alors reconstituer et imaginer le film fini dans le temps de sa fabrication, et confronter leurs fantasmes au résultat lors de la projection.

ABLC : La plupart des récits autour desquels sont construits les Movies on my own s'articulent à partir de motifs et de figures archétypales, empruntés pour beaucoup au cinéma de genre. Dans quelle mesure les décors choisis comme lieu de tournage influencent-ils les récits qui s'y déploient ?

Ariane Loze : Je me suis vite rendue compte que j'avais besoin de décors très caractérisés pour mettre en scène les Movies on my own. Par exemple pour Betaville, réalisé en 2009 à Berlin, j'ai tourné dans la Maison des Cultures du Monde, un lieu dont les espaces rappellent immédiatement l'esthétique des films de science-fiction minimalistes des années 1960. J'ai construit le récit à partir de quelques phrases et motifs empruntés au film Alphaville de Jean-Luc Godard (1965) qui est un modèle du genre. J'ai ensuite tourné un autre film à Ghent dans le Kunstencentrum Vooruit, un lieu dont l'architecture est très typé année 40. Ses espaces ont convoqué les souvenirs des films de ces années là, comme Casablanca, To be or not to be ou encore The Third Man. J'ai reconduit le même principe que pour Betaville, en piochant des phrases dans les dialogues de ces différents films et en utilisant des costumes insituables pour élaborer un récit. J'ai procédé de la sorte pour écrire la plupart des films de la série, sans chercher à transmettre à travers eux un message prédéfini. Je voulais avant tout expérimenter et éprouver les codes de la grammaire cinématographique.

ABLC : En incarnant tous les personnages présents à l'image, tu imposes une fragmentation d'un corps qui accompagne une fragmentation de l'espace, que le film donne à voir comme un espace reconstitué. La démultiplication de ton corps à l'image en fait une présence totalisante, car il prend en charge à lui seul les conflits qui agitent des personnages incarnés par la même actrice. On peut se demander, par extension, si les protagonistes ne sont pas tous les avatars d'un seul personnage.

Ariane Loze : L'idée que tu formules nous amène à la dimension psychanalytique du dispositif. C'est un aspect que de nombreux spectateurs ont évoqués au fil du temps et dont j'ai pris conscience, sans jamais le rendre déterminant dans ma conception des films. Le dispositif matérialise cette notion qui veut que la nature humaine soit double, voire multiple, de par son principe même. Néanmoins, j'ai toujours voulu m'en tenir à cette envie de décortiquer les codes de l'écriture cinématographique pour en révéler l'artificialité plutôt que de développer une réflexion sur le fait de démultiplier un corps à l'image. Cela dit, les derniers films réalisés pour la série ont été écrits de manière un peu différente, et l'on peut effectivement y déceler plus facilement des interrogations sur certains phénomènes psychologiques. Le dernier film en date, Anaphora (2015), peut aussi bien être interprété comme une variation autour d'un motif narratif connu (la mise en abyme du film à l'intérieur du film) que comme une mise en scène de l'état psychologique d'un personnage qui serait pris dans un moment de ressassement.

3. dans les plis de la fiction

ABLC : Le récit d’Anaphora formule explicitement une autre réflexion que le dispositif des Movies on my own reconduit dans chacun des films de la série : cette idée que l'écriture de fiction contamine le quotidien et nos rapports aux espaces, aux différents corps auxquels nous nous confrontons chaque jour. Notre manière d'appréhender le réel est influencée par les codes de la fiction cinématographique, à tel point que l'on arrive à se fabriquer nos propres fictions sans avoir besoin d'un autre partenaire de jeu que nous-mêmes. Le dispositif révèle la dimension totalitaire de ces modèles d'écritures majoritaires, auquel la démultiplication de ton corps à l'image semble répondre. En incarnant tous les personnages présents à l'image, tu supprimes toute possibilité d'inclure une altérité qui viendrait nourrir la dramaturgie. Il n'y a, pour ainsi dire, plus de rapports possibles en dehors de celui créé par le découpage et le montage.

Ariane Loze : Tout à fait. Aujourd'hui, nous vivons tous avec une culture cinématographique commune, en ayant intégré de nombreux codes définit par cette écriture. Je me suis vite rendue compte de ce principe en montant les premiers Movies on my own : si je monte en alternance un plan sur un acteur qui tape du pied sur le sol avec un deuxième plan d'un acteur qui court à travers la ville, le spectateur va immédiatement se raconter que le premier a rendez-vous avec le second qui est en retard. Le spectateur prend ainsi en charge 80 % de la narration car il sait comment fonctionne la grammaire cinématographique. Cela amène la question du pacte de la fiction, qui je pense est centrale dans ma démarche par rapport à ce projet.

Je viens du théâtre et de la performance. Au théâtre, un acteur peut s'avancer sur un plateau vide et déclarer « Nous sommes en Allemagne en 1930 » pour poser un cadre. Le public doit accepter cet artifice et faire un travail d'imagination pour pouvoir ce projeter dans le récit qui lui est raconté. Au cinéma, le pacte avec le spectateur est un peu différent car la qualité principale du médium repose sur l'enregistrement d'une réalité matérielle. Si le récit qui lui est raconté ne prend pas appui sur des éléments concrets qui le rendent tangibles, le spectateur peut facilement avoir un mouvement de recul et ne pas adhérer au film. C'est précisément cette limite qui m'intéresse : en révélant l'artificialité induite par une certaine grammaire cinématographique, je peux rejouer le pacte de la fiction avec le spectateur et l'amener à questionner son rapport à ce médium.

4. nouvelles pistes

ABLC : À un moment donné, le tournage de la série s'est interrompu. C'est à l'occasion d'une commande de la Nuit Blanche que tu as réalisé récemment un nouvel épisode, The Assignment. Puis d'autres lieux et événements t'ont proposé par la suite différents cadres pour poursuivre le tournage de la série. Dans quelle mesure en as-tu profité pour expérimenter de nouvelles choses avec ce dispositif, dans la forme ou dans l'écriture ?

Ariane Loze : L'un des intérêts majeur du dispositif réside en ceci qu'il m'offre un champ d'expérimentation assez large, à l'intérieur duquel je peux me fixer de nouveaux défis à chaque fois. J'ai évoqué plus haut les spécificités du dernier film en date, Anaphora, dont le récit déborde un peu plus consciemment de la variation autour d'un motif narratif ou de figures empruntés à un genre cinématographique pour construire une réflexion sur un phénomène psychologique. Je pense que ce renouvellement de l'écriture est visible dans d'autres films récents, notamment dans The Assignment et La Chute. Disons que, pour la première fois, les personnages des films semblent prendre conscience qu'ils sont liés par autre chose que par la seule dramaturgie. Ils manifestent progressivement ce trouble de « partager » le même corps, et ce trouble influence le récit.

La Chute est possiblement le film de la série où l'écriture prend un virage plus radical. J'avais envie de mettre en scène des personnages qui exprimeraient leur quête identitaire par une prise de parole et en échangeant des réflexions entre eux. Je ne voulais pas pour autant faire du dédoublement de la personnalité le sujet du film. Ce qui m'importait, c'était d'inclure dans les dialogues pour la première fois une parole politique, en mettant dans la bouche des personnages des discours que je peux entendre ou formuler moi-même dans la vie de tous les jours. Je voulais évoquer directement le phénomène de la « crampe identitaire », ce besoin très contemporain d'affirmer avec une certaine violence qui l'on est, ce qui nous définit en tant qu'individu dans la société.

ABLC : D'une certaine manière, les conventions sociales remplacent les conventions des genres cinématographiques. Les personnages ne s'expriment plus avec des phrases empruntées à des dialogues de films mais avec des intitulés d’enquêtes sociologiques. Dans ce dispositif où un même corps devient le véhicule de toutes ces paroles contradictoires, l'échange entre plusieurs personnages devient d'autant plus angoissant car il donne à penser que nous sommes tous identiques, agités par les mêmes questions qui déterminent nos raisonnements et nos actes.

A Ariane Loze : C'est juste, mais l'inverse est tout aussi valable. On peut se raconter qu'il s'agit des réflexions et doutes d'une seule et même personne qui s'exprime à travers ces différents personnages, en l'occurrence les miens. Cela voudrait dire que, pour la première fois, j'ai intégré plus sciemment la dimension psychanalytique induite par le dispositif. Ce doit être une condition sine qua non pour pouvoir aborder des questions de fond et sortir d'une simple mise en perspective de la grammaire cinématographique qui a initié la série à son origine.



Publié le 27/11/2015