Après avoir traversé la très belle exposition Nervia/Laethem–Saint-Martin, parcouru les salles consacrées aux œuvres permanentes, nous arrivons face à une toile ovale, un tourbillon de matière lumineuse qui ouvre le parcours initiatique auquel nous convie Sophie Cauvin. Franchir le seuil de l’exposition, c’est entrer dans un autre espace-temps, s’ouvrir à un monde primordial en train de naître sous nos yeux. D’emblée, nous voyons ce qui outrepasse le visible, ce qui excède les codes perceptifs usuels. Un réseau de correspondances se tisse entre des toiles au format circulaire, trapézoïdal, octogonal ou offrant des polygones irréguliers. Avec un langage superbement maîtrisé, l’artiste nous convoque à un voyage pictural d’ordre cosmique, d’ordre magique. Les matériaux naturels que Sophie Cauvin travaille, sables, terres, cendres, s’emportent dans un double mouvement : la recherche de formes géométriques archétypales réinventées dans leur épure et la descente vers la genèse des choses, vers le point d’ombilic de l’univers. Comme si, dans la fulgurance d’une voyance, elle avait capté les premiers instants de la création de l’univers.
De son voyage intérieur, astral, elle nous ramène la beauté de visions qu’elle a retranscrites sur les toiles, révélées dans trois sculptures qui rythment l’exposition. Le choc des forces en présence allie la violence et la sérénité, l’agitation des vortex, des explosions cosmiques, des déflagrations d’énergie et l’éternité des proto-figures sacrées, du secret des nombres. Au travers d’une construction rythmique de l’espace, Sophie Cauvin met en scène le temps d’avant, le temps des origines et creuse les lignes où, sortant d’elle-même, la matière devient spirituelle.
Sur certaines toiles, « Vide quantique », « Vent astral », des cordes fines sont tendues, déployant des polygones improbables sur une surface bruissant de matières noires, de terre rouge craquelée. Il n’y a nulle traduction de données astrophysiques en peinture, nulle translation d’une théorie des cordes sous une forme plastique. C’est par une expérience sensorielle de voyance, une exploration des états de la matière, de sa vitalité organique que Sophie Cauvin atteint un point de basculement, une zone magique où le plus enfoui de la genèse vient au jour. Interrogeant la construction de l’espace, certaines toiles déroutent les lois géométriques, désemparent l’œil du spectateur par la prolongation du tableau sous forme de lignes projectives.
D’approcher le sidéral, les grands aplats de matière de couleur ocre, blanche, noire, rougeoyante nous sidèrent en retour. Nous voyons les paysages auroraux que personne n’a jamais pu capter, nous sommes contemporains du découplage entre matière et rayonnement lumineux, de la naissance des galaxies. L’émergence des premières nucléosynthèses, le mouvement d’apparition de la vie surgit au détour de la toile ovoïde « Genèse ». Des phénomènes de calcination, des lueurs spectrales traversent les œuvres qui se jouent de l’équilibre, laissant fulgurer à la fois les puissances du chaos et les structures ordonnées, dans un éternel combat de l’harmonie et de l’anarchie.
Dans ce voyage qui convie tous les sens, les partitions rythmiques des toiles sont redoublées par la musique de Brice Deloose, tableaux acousmatiques donnant à entendre la fusion des particules, le bruit de l’eau, du vent, des univers parallèles, de la Terre en gésine. L’artiste est celui qui recrée, redispose dans l’invention de formes inédites ce qu’il reçoit comme visions. Les multiples géométries sacrées que Sophie Cauvin nous donne à voir excèdent l’espace euclidien, l’espace de Riemann, creusent des logiques parallèles dont l’autonomie est esthétique et spirituelle.
Forme brute d’un météore tombé de Saturne (Pierre de Saturne), encastrement complexe de polyèdres évidés ne livrant que leur armature, jeu visuel et mental sur le dédoublement au travers d’une toile liée à son négatif, à son « anti-toile » par un fil ombilical, harmonie et échos entre macrocosme et microcosme, figuration transfigurée des éléments primordiaux, danse du feu, ressac de la vague… Nos yeux, nos sens font l’épreuve d’un en-deçà quantique de la matière, se connectent aux premières réactions chimiques, quasi-alchimiques, qui ont arraché l’être au non-être. Le travail sur les traces, l’érosion se conjugue à une revisitation audacieuse des formes parfaites ou instables ainsi qu’à une méditation plastique sous-tendue par le symbolisme pythagoricien des nombres et les équations perdues d’Hermès Trismégiste. Plénitude et poésie se dégagent des toiles de très grand format qui gravitent comme des planètes immobiles. Renversant de beauté et de puissance créatrice.
Sophie Cauvin, Géométrie sacrée, Musée d’Ixelles, du 22 octobre 2015 au 17 janvier 2016.
Musée d’Ixelles, 71, rue Jean Van Volsem, 1050 Bruxelles. Belgique