L’architecture, la danse, le désir et le corps, en prise directe — fiévreuse, errante, sensuelle — avec la matérialité d’une ville, Arnold Pasquier dresse un portrait amoureux de Palerme. Le film s’installe d’entrée de jeu, de par son titre même, Borobudur, dans l’écart, dans le déplacement, dans un mouvement trouble et vital. Placée sous le signe d’un conte excessif d’Arthur Rimbaud qui porte à la fois la promesse d’un amour multiple et complexe et laisse s’épanouir, dans le noir profond qui enveloppe l’intimité de cette scène inaugurale, l’ancien motif philosophique de la coïncidence des contraires, la découverte de la ville articule des catégories antagonistes.
Noir et blanc, dans des plans particulièrement graphiques, et couleurs saturées, qui éclaboussent les images, souvent floues ; régime analytique, rigoureux et appliqué et domaine onirique, cru, libéré, affranchi des tabous ; ville moderne et vieille ville ; jour et nuit ; l’immédiateté intemporelle des pulsions et la périodicité historique la plus exacte… Les antinomies se creusent et s’entretissent dans des écarts d’une insoupçonnable densité. La contamination est lente, mais inexorable. La danse se niche dans les interstices, gagne le corps, s’y enracine, franchit des seuils, explose enfin, jubilatoire.
Les chemins sont tortueux tout autant que l’écriture filmique est claire et rythmée. Les musiques de Palermo Palermo, pièce mythique de la chorégraphe du Tanztheater, agissent tel un souffle secret qui irrigue Borobudur. C’est pour Arnold Pasquier une nouvelle manière de faire un film avec Pina Bausch alors qu’elle n’est plus là. Le dessin, vertueux et précis des détails architecturaux, la photographie, qui n’est pas sans rappeler la position et la présence du réalisateur derrière la caméra, enfin les gestes, d’abord saccadés, isolés, qui trouvent une certaine fluidité, marquent autant de tournants dans l’approche de l’ethos de la ville, entité multiple qui semble s’offrir dans des gros plans singuliers, se défie à chaque instant, échappe aux discours idéologiques ou aux plans d’aménagement de l’espace, tiraillée entre l’appel solaire de l’horizon marin et le lacis du vieux centre blotti contre le flanc de Monte Pellegrino, labyrinthique, sombre, à la respiration brulante. Les frontières géographiques sans cesse redéfinies par les flux migratoires engendrent des territoires fantasmés, les temporalités s’entrecroisent, la planification urbaine côtoie la prolifération furieuse ou la rémission implacable, sous le sceau d’une nature tordue, menaçante, monstrueuse ou brisée. Envahie par des fictions à la fois baroques et modernistes, la cité devient le terroir d’expériences fortement subjectives. Ce génie – genius loci – qui nous guide sur le pas du jeune architecte, vient d’ailleurs. La rencontre est scellée par une nuit magique, où le temps se liquéfie dans un face à face intense, halluciné, sur un tapis qu’on imagine voler au loin, surplomber aisément les toits de la ville. Les yeux dans les yeux jusqu’au lever du jour, quand le soleil qui perce derrière les montagnes gorge le cadre d’une lumière rougeâtre, sans qu’un mot ne soit échangé. Révélation discrète, BOROBUDUR se lit sur un bout de papier plié dans une poche.
La danse nait de cette tension amoureuse, pénètre le régime diurne, transforme à jamais la nature de ce face à face du jeune architecte avec les immeubles modernistes. Il s’agit dorénavant de prendre à même son corps des éléments du bâti : angles des bras, écarts, rapports, arcs de cercle, rondeurs, rythme des surfaces striées, volumes et un contact intime, sensuel avec les matières. Une immersion solitaire dans le ventre fourmillant de la vieille ville parachève cette métamorphose, alors que le désir scrute et frôle des visages de la nuit. La danse éclate enfin emportée, exubérante, placée sous les auspices d’un ancien collaborateur de Pina, émouvant plaidoyer pour une connaissance sensible, incarnée, dont les clés sont à trouver dans les étirements, le poids des épaules et des membres, la relation, le soin et l’attention accordée à l’autre.