Avec La parole perdue et retrouvée de Marc Scialom, les Editions commune poursuivent ce travail précieux entre tous d'exhumation, et d'une certaine manière, au gré d'efforts constants, de constitution d'un patrimoine du cinéma engagé. Le paradoxe, c'est que Lettre à la prison est tombé dans l'oubli, entre autres motifs, pour avoir été finalement trop peu militant aux yeux de Chris Marker, qui, après avoir prêté à Marc Scialom la caméra lui permettant de tourner, ne lui a pas donné l'appui nécessaire pour que l'aventure du film soit sanctionnée par sa diffusion en salle, ce qui aurait sans doute permis à son auteur de poursuivre ce vieux rêve qu'il avait de devenir cinéaste.
L'ouvrage réunit de beaux textes de Marc Scialom — entre fiction, journal intime et témoignages, un article critique signé par Saad Chakali, dont la réflexion est traversée par des préoccupations politiques et sociologiques que pose, par son sujet et par sa forme, Lettre à la prison, et un état des lieux par Jean-François Neplaz de la réception impossible d'un désir de cinéma qui ne trouve pas sa place dans les cheminements imposés par ce qu'il est convenu de désigner comme le secteur de l'action culturelle et cinématographique. Tout cet ensemble se tient sur la crête de sentiments partagés, ambivalents, entre les déceptions toujours plus nombreuses devant des possibilités qui se referment et la grande joie, qui est aussi une chance, de voir le cinéma, au travail malgré tout, faire feu de tout bois. Quand toutes les portes se ferment, il est encore possible de sortir au grand jour, de se connecter au monde par la caméra et d'accueillir par elle les êtres qui le peuplent, pour en restituer la présence magnifiée par cette opération chimique et magique d'un fragment de pellicule brulé par cette lumière que chacun reçoit de ce qui l'entoure, pour la donner à son tour à ceux qu'il rencontre. Ce qui est faire du cinéma de poésie.
Le film de Marc Scialom est un film miraculé, mais aussi miraculeux. Ce qu'il donne à voir échappe au régime ordinaire de la visibilité pour faire jaillir à travers lui des formes inattendues et une lueur nouvelle, celle d'une fragilité indéfectiblement jointe à la générosité comme porte en lui tout acte de création. Ce film blessé, qui aura mis 40 ans à rencontrer les écrans de cinéma, après un travail de restauration porté par le collectif Film Flamme, est aujourd'hui inséparable des cicatrices qui en altèrent la vision. Mais faut-il le regretter ? Un regard altéré n'est pas empêché. Il fait l'épreuve au contraire de certaines possibilités d'expression qu'une oeuvre qui ne va pas là où elle est attendue, malmenée par un ordre dans lequel elle ne peut chercher à s'insérer sans le remettre fondamentalement en question, est comme contrainte de libérer. Et c'est bien ce que fait Lettre à la prison, avec sa beauté poétique et plastique, violente à sa manière, et vivante absolument, trop peu ceci pour les uns, trop peu cela pour les autres, ce film qui vit de s'étourdir lui-même devant la puissance discrète du cinématographe et dont il faut reconnaître qu'il devait, pour franchir les ans et nous offrir cette image tremblée d'une ville — Marseille, mâtinée secrètement par Tunis et Paris— être habité et tenu intérieurement par une ténacité sans faille.
C'est donc moins par chance que par nécessité que Lettre à la prison s'est relevé d'une disparition quasi complète, pour trouver enfin à se déployer sur les écrans. Et sans doute faut-il affirmer qu'il a reçu sa facture, sa force, sa profondeur de tout ce dont souffre ordinairement un cinéaste qui affronte les multiples résistances et contrariétés dans le développement d'un projet, et qui est souvent, pour beaucoup d'auteurs, une première rencontre malheureuse d'un film possible avec un monde qui le refuse. Les nombreuses cicatrices, l'imprécision de plusieurs plans, la post-synchronisation souvent hasardeuse, tous ces éléments subis par Marc Scialom, dans la douleur, comme il en témoigne, font que chaque image est à sa place, signée et irremplaçable dans un film dont nous découvrons, sur le tard, qu'il nous manquait.
La parole perdue et retrouvée de Marc Scialom / livre-DVD, cinéma hors capital(e) numéro 4, éditions commune, 2015 - 25 €