Cinéma / Parole #17. Jérôme Mayer

Des formes d'abord difficiles à identifier surgissent, très progressivement, d'un écran blanc. Nous sommes à bord d'une nacelle, sur une grande roue. L'image fixe les lumières et armatures en fer du manège, et laisse apparaître en arrière plan des façades d'immeubles, presque occultées par la luminance des ampoules. 00:06:44:15 est pris d'emblée dans un mouvement circulaire, qui pourrait théoriquement se continuer sans fin. Cette question de la fin est immédiatement posée dans le film, et ce dès son titre, comme les premières images vont donner à le comprendre quand le lettrage blanc d'un compteur se laissera distinguer en surimpression sur la séquence, qui commence à 6 minutes 44 secondes, et qui se donne à lire en plein milieu de l'écran. Notre regard est d'emblée placé dans l'attente de l'achèvement du film, dont nous comprenons que, même joué dans un fondu au blanc, il va finalement consister en une interruption. 00:06:44:15 est ainsi travaillé par deux mouvements contradictoires, celui d'une roue qui tourne sur un axe, et qui est potentiellement infini, même si le(s) plan(s) du film épouse(nt) aussi les stases et arrêts propres à cette attraction, et l'autre, déterminé et linéaire, qui dit à sa manière que cette circularité reste suspendue au même geste que celui qui la mise en route, lequel peut non seulement l'interrompre, mais nous dire quand cela aura lieu. Le film déjoue ainsi, par son dispositif, un principe de répétition qui est pourtant au coeur de ce qu'il travaille — une série d'apparitions et disparitions continuelles de lumières artificielles sur fond de ville, la nuit — puisque chaque image, finalement, se singularise par la seconde qui la signe comme un instant qui lui échappe. C'est un mouvement de perte qui s'exprime et s'impose à l'attention dans le cheminement constant et la lenteur que symbolise cette attraction qu'est la grande roue.

Ce rapport très particulier à la fin, instauré par une image qui dit sans détour quand et en un sens comment elle va avoir lieu, La dernière image va le développer également, mais dans une direction toute autre. Le film est réalisé à partir d'archives personnelles que Jérôme Mayer a enregistrées pendant 20 ans. Films de famille, documentation, recherches plastiques, le fond dans lequel le film trouve son encre singulière est pluriel jusque dans sa texture, puisque s'y trouve aussi bien de la vidéo analogique que du super 8 mm ou des images tournées au téléphone portable. C'est d'abord le cadre — toutes les séquences du film sont en 4/3 — qui fixe une unité dans cet ensemble, dont le montage assume, en un sens, une part d'aléatoire dans les formes et figures qu'il connecte les unes avec les autres. Les séquences qui composent La dernière image ont en effet été coupées selon une règle qui questionne l'idée même de montage. Seules les quinze dernières secondes d'un plan, quel que soit leur contenu, sont retenues pour s'insérer dans le film. Les séquences quant à elles, désignées par un terme ou une expression qui les fixe dans le souvenir du réalisateur et dont elles constituent la trace, ont été classées par ordre alphabétique, ce qui décide finalement de leur apparition dans le film. S'il y a une volonté à l'oeuvre, elle est de ne pas s'exercer elle-même, mais de laisser agir un enregistrement qui est lui-même repris dans un protocole qui assume sa mécanique au point de l'exposer à la deuxième puissance. Mais la rigidité apparente du dispositif a des effets de réalisation particulièrement puissants. La dernière image, en expérimentant dans une nouvelle configuration une sorte de tourné / monté, met dans le travail du film une temporalité qui excède toute expérience de cinéma. Car les points d'entrée et de sortie de chaque plan sont décidés par ce moment singulier où l'opérateur décide de ne plus filmer, de provoquer donc une dernière image qui en puissance, selon la logique libre et désinvolte du sentiment et du souvenir, rejoint un montage qui se déploie in fine à l'échelle de toute une vie. En proposant une sorte de retrait manifeste de l'intention, qui s'explique par un désir de produire une abstraction à partir d'images pour leur part très concrètes, le film procède ainsi à une opération de montage qui bouleverse la temporalité, non seulement des séquences jointes les unes aux autres, mais de l'écriture cinématographique en elle-même, qui peut, par cette déprise où elle est engagée, ouvrir regard et attention à une circulation dans des périodes, des matières, des tonalités ou des espaces différents, toutes choses qui ont pour point commun d'être ici restituées comme des instants suspendus à leur disparition. Le paradoxe, mais qui n'en est pas un quand le film est reconduit à l'existence dont il porte finalement la trace, c'est que ces moments de perte et de disparition, qui disent d'une certaine manière l'impossibilité de faire le deuil de présences définitivement passées, deviennent, dans une dynamique à la fois involontaire et vitale, autant de facteurs d'apparition de ce qui vient après eux, dans un pur jaillissement. 

La dernière image est né pendant la conception d'un livre éponyme, composé lui aussi de l'image ultime de séquences vidéos. Le film et le livre ne se recoupent pas exactement, dans le sens où l'un contient des images étrangères à l'autre, et inversement, ce qui montre que le foyer dont ils proviennent — et dont le film est comme brulé — est plus vaste que ce qu'il engendre. Jérôme Mayer rappelle, en exposant sous un même titre deux projets trempés dans un même feu, mais qui se matérialisent différemment, que l'image fixe n'est pas un état, mais l'extrême aboutissement d'un mouvement, quelque chose qui advient, le dernier signal d'une vitalité bientôt enfuie et enfouie dans le souvenir. Chacune des séquences animées, avant de ne s'interrompre, est arrêtée sur une image fixe, la dernière image précisément, séparée de la suivante par quelque secondes de noir. Cette suspension dont le décompte du premier film rappelait l'évidence, et peut-être la nécessité, est ici réitérée autant de fois qu'il y a de plans, et produit des latences attendues, jouées d'avance — puisque le dispositif affirme clairement les règles qu'il se donne — et pourtant imprévisibles, comme si le plan lui-même devait découvrir quelle serait sa dernière image, celle-ci lui-étant finalement intérieure et extérieure à la fois. Dans son geste même, La dernière image rend manifeste que toute abolition porte en elle une résurgence possible, que toute interruption est aussi relance vers un jour futur. Car le film se découpe sur une existence avec laquelle il continue de dialoguer même quand toute lumière s'éteint dans l'image. Les noirs, qui sont à la fois clôture d'une image passée et annonce d'une image qui vient, permettent au regard qui s'y installe de mobiliser — ou d'être mobilisé — par ses propres vues, qui peuvent s'immiscer dans le montage par effraction, dans ces interstices ménagées entre deux séquences, et nouer entre elles un accord secret par où le soutènement sonore qui les tient ensemble, rempli d'un nouvel écho, promet de rejoindre le monde qui continue de bruire alentour et ressurgit librement parmi les reflets que nous en saisissons.

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Compte rendu du séminaire Cinéma / Parole du 7 juin 2015. Des difficultés techniques insurmontables nous ont contraint à interrompre la projection. Aussi, ce texte est moins un compte rendu des échanges qu'une relecture subjective de l'articulation entre les deux films qui devaient initialement être projetés.


| Auteur : Rodolphe Olcèse
| Artiste(s) : Jérôme Mayer
| Lieu(x) & Co : Collège des Bernardins

Publié le 07/06/2015