Les voyants s’allument, les systèmes s’activent, la navette spatiale est sur le point d’entamer une nouvelle trajectoire. Le plateau constitue une excroissance du vaisseau, invraisemblable et pourtant parfaitement assumée par le Corps diplomatique, le nerf de la guerre même et le cœur de son projet interstellaire : le module Jean Vilar, spécialement conçu pour le spectacle vivant et pas seulement pour le théâtre, comme s’empresse à le souligner une membre de l’équipage au journaliste qui s’attarde à faire son reportage à bord juste avant le détachement de la station orbitale.
Cette visite guidée est une parfaite occasion dramaturgique de poser le cadre d’une aventure folle – travailler au quotidien pour créer un spectacle à l’attention de formes de vie pas nécessairement de type humanoïde — et de véhiculer, en sous texte, les lignes de force d’un éventuel manifeste artistique — l’impératif de non-spécialisation est un point décisif, partir sans rien, ne pas s’encombrer de savoirs usés jusqu’à la corde, en est un autre : pas d’Encyclopedia Universalis à bord, affirme avec fierté une autre membre du Corps diplomatique. Petit à petit, nous comprenons que leur mission s’apparente à un véritable sacerdoce — dédier le reste de sa vie à l’art, y travailler au jour le jour, à des milliers d’années lumière de la Terre et de l’agitation croissante de la société contemporaine, dériver pour l’éternité, à la recherche d’un public ouvert aux formes non conventionnelles, sans qu’il y ait de retour possible.
La partition est magistralement écrite, avec une bonne dose d’humour et d’autodérision. L’hypothèse de départ est séduisante en ce qu’elle soulève des questions esthétiques : quelles formes, quels langages, quelles expériences spectatoriales ? Ainsi le module de contact à l’attention des formes de vie extraterrestres engage la communication sur le mode de la vibration et entraine le journaliste dans un vécu somatique troublant de changement d’organes. Les perspectives que cette hypothèse de travail ouvre sont vertigineuses : l’espace en tant que gradin à la jauge infinie, un spectacle qui se perpétue au fil des générations pour une durée qui regarde du côté des grands nombres.
Très vite pourtant l’utopie tourne mal, elle qui portait inscrit dans son ADN quelque chose du Swamp Club de Philippe Quesne, dont les résidents, loin de se couper complètement de la terre, s’enfonçaient dans ses profondeurs en cultivant la promesse d’une exploration de ses sources nourricières : une conquête souterraine avant toute conquête de l’espace !
D’un saut temporel à l’autre, de l’ordre de dizaines de milliers de générations, au point que même le système d’écriture a radicalement changé, les clones de clones des membres fondateurs de Corps diplomatique, affublés d’accoutrements pontificaux, s’adonnent à un étrange rituel de consécration de l’un des leurs : cérémonie haute en couleurs qui frôle la transe, façon Sébastien Tellier, reproduction dégénérée du même et retour à des vieilles formes ultra-codifiées qu’on pensait épuisées. Cet épisode final, qui au premier regard peut laisser un gout un peu acide de private joke entre copains, est finalement très cohérent avec le ton volontariste de manifeste et une réflexion lucide et engagée en faveur de la recherche et de la création sur le plateau, qui ne peut que s’étioler, s’abimer dans l’entre-soi, qui a besoin d’être toujours au contact des publics et de la réalité du monde contemporain. Les dangers de l’entrisme sont d’ailleurs à des milliers d’années lumière de ce qu’incarne au quotidien l’Amicale de production, cette structure de création que regroupe, sous la coordination artistique de Halory Goerger, Antoine Defoort et Julien Fournet, des formes transversales, à cheval entre les arts visuels et le spectacle vivant, une nébuleuse de projets parmi lesquels, toujours dans le cadre du Kunstenfestivaldesarts, La Chasse, entrainait les spectateurs dans les coulisses de la capitale européenne de la culture Mons 2015.