Silvia Maglioni et Graeme Thomson / Underwritten by shadows still

Le geste artistique est extrêmement puissant. Sur une invitation d’Erik Bullot, en ouverture de son cycle de programmation Le film et son double, aux Laboratoires d’Aubervilliers, Silvia Maglioni et Graeme Thomson nous convient à une expérience performative d’une rare intensité.

Déplacer l’endroit de la performance, le démultiplier et le diffracter. Derrière leurs deux écrans d’ordinateurs, où sont stockés des fonds visuels et sonores – films et musiques, d’Oliveira, Rohmer ou Eustache à Schuman – les artistes reprennent à leur compte les rôles de projectionniste et de musicien accompagnateur, qui renvoient au cinéma des origines. Leurs actes discrets enclenchent la voie. Le film se passe ailleurs, sur l’écran, tout autant que dans l’imaginaire de chaque spectateur, œuvre plastique protéiforme et poreuse, résolument performative, qui avance par pourtours et reprises, ménageant dans son écriture, pourtant très dense, une place considérable au public qui est conduit à opérer ses articulations vitales.

S’emparer des failles de la traduction, de l’équivoque, du vague, du flou des sous-titres, déplier les mots et suivre les fils jusqu’au point où l’insolite d’une phrase acquiert le poids d’une sentence ou, encore plus loin, la force insidieuse d’un mantra. Le chantier est énorme qui construit ce film invisible. Des quelques 700 photogrammes préparés, 230 seront finalement utilisés lors de cette première séance. Pourtant le rythme est soutenu, nourri par la densité de chaque image, qu’il laisse s’épanouir jusqu’à la stase ou qu’il ravale avidement, pour la refaire surgir un peu plus tard, hantise lancinante. Silvia Maglioni et Graeme Thomson convoquent le pouvoir latent de l’image fixe, suspendue, surface de projection d’une multitude d’histoires, à la fois orpheline, car extirpée de la sienne, et iconique, car rescapée du flux filmique qui allait l’engloutir, riche de tout ce qui la précédait et qui allait lui succéder. Les voies se multiplient, tout comme les voix secrètes du film, murmure indicible qui monte et orchestre le débordement subreptice des cadres de la représentation, dans un exercice de ventriloquie qui impose, par des suggestions délicates, la question du sensible, de l’intensité aussi, toujours fluctuante, piège parfait et accélérateur d’imaginaires. Qui parle dans les images et qu’est ce qui les fait parler ? Un doute ? L’absence soudaine à soi-même – I haven’t any thought now, selon l’aveux d’une icône féminine, les yeux fermés, dans un moment de flottement figé ? Une expression du visage, à la fois ouverte et mutine, résistant à toute assignation psychologique ? Le hors-champ ? Juste le ciel bleu éclatant, légèrement ombragé par un nuage ? Toute appréhension complète, totale et univoque est impossible. Le film performe son avènement multiple, attise et absorbe fiévreusement les projections des spectateurs, chuchote, rassurant, Don’t worry, I won’t steal your memories ! Silvia Maglioni et Graeme Thomson orchestrent avec énormément de tact l’art subtil d’habiter chacune de ses images.

Différents types de montage sont successivement et simultanément à l’œuvre, au niveau des sous-titres, inscrits à jamais dans le corps du film ou encore ombres passagères, au niveau des images, à l’intérieur même des photogrammes enfin, entre leur composantes textuelles et visuelles, au delà de la sémantique de la phrase, arrachées à leur contexte, symptômes d’un dépaysement fertile. D’ailleurs, ce troisième type de montage travaille toujours en sourdine, ligne de basse et trame secrète du film avec ses rythmes ondulatoires, qui plonge dans l’infra, se tient aux abords de la glossolalie, en deçà du langage, ou éclate dans l’hyper-signification, tend à tracer des lignes de force métatextuelles.

Ce film invisible – car il excède la vision – que les deux artistes appellent de leurs vœux est bien là, sévit entre le public et l’écran, prolifère, se démultiplie, creuse le sillon, se précise en tant qu’expérience immersive. Durablement lové dans les imaginaires, il étend désormais son emprise aux corps des spectateurs saisis par le crépitement dans leur chair du brasier avivé par la piste sonore.  

Perdre pied, ployer sous la déferlante des images et des mots, gouter au doute, voir sauter un à un les cadenas d’une construction, fut-elle tumultueusement expérimentale. Assister, dans un deuxième temps, avec étonnement, aux ajustements d’un regard périphérique et sentir, plus que voir, comment les images agissent par les bords, respirent et s’infiltrent, imprègnent le corps, libèrent leur pouvoir polysémique. Se caler enfin, saisir pleinement, profondément, les rythmes intérieurs du film, entendre ses respirations irrégulières, fluctuantes – accélérations et suspensions, avancées et ressacs. Silvia Maglioni et Graeme Thomson nous embarquent dans une traversée qui bâtit patiemment, avec une acuité infinie, une expérience à la fois individuelle et collective, en perpétuel devenir, qui change, s’affole, s’affine, se précise et se confirme au regard des rendez-vous ménagés par les deux réalisateurs.

L’arrivée du chant dans la composition sonore live qui avait su se ternir jusque là dans les limbes d’avant l’apparition de la parole, introduit une strate discursive supplémentaire, qui semble perturber le cheminement. Il y va d’un moment trouble, une dernière tentation – quelle voix privilégier, laquelle suivre désormais ? La négociation intérieure est ardue, le film ne nous laisse pas de répit, semble encore se défiler. L’écoute à son tour devient flottante, comme le regard porté sur les images l’était déjà depuis longtemps. Mais très vite, le paysage sonore s’éclaircit, les paroles de la chanson s’imposent, explicites, manifestes : Give me the words ! Est-ce encore UIQ, cette entité infra-quark porteuse d’un scénario jamais réalisé par Félix Guattari, qui revient hanter le travail de Silvia Maglioni et Graeme Thomson ? Cette recherche du côté de la matière noire du cinéma est en tout cas fascinante. 

Les puissances de l’imaginaire tournent à plein régime. Chaque spectateur tisse sa propre fiction, non-linéaire, trouée et dense, comme une toile, doucement chahuté par les échos proches ou lointains des fictions des autres. La salle des Laboratoires d’Aubervilliers bourdonne de mille films possibles.

A single image the stories continue.

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Silvia Maglioni et Graeme Thomson seront en résidence aux Laboratoires d’Aubervilliers à l’automne prochain. 


| Artiste(s) : Silvia Maglioni - Graeme Thomson

Publié le 28/04/2015