Sous le nom de littérature, d’écriture, se tiennent des pratiques qui n’ont rien en commun. Ni dans les moyens employés ni dans la visée du geste. Ni dans la manière de faire vivre le texte ni dans la façon de convoquer le langage. Le plus petit dénominateur commun que toutes les pratiques scripturales partagent a pour nom les mots, le médium du langage. Ceux qui font servir le verbe au récit, pour qui prime la narration — fût-elle déstructurée, émiettée, kaléidoscopique — se tiennent à des années lumière des explorateurs qui, descendant dans la pâte des mots, font de la littérature l’espace d’un questionnement vital, d’un enjeu viscéral.
Amandine André noue indissociablement expérimentation de l’écriture et expérimentation du corps. Son travail dans la langue, « en » langue attente à sa structure, à son code, à ses normes : toucher le corps de la langue, c’est acter son désœuvrement, la mettre en crise, la plonger dans une aventure alchimique où elle ressort en souffles, en rythmes, livrée à l’apnée, aux grands vents de l’inconscient. Le chant d’amour, de sexe, de nuit qu’offre Quelque chose se tient tout entier comme l’a écrit Jean-Philippe Cazier sous le signe de l’indétermination. Le principe de Heisenberg vient tamponner le texte, les corps qui s’y dessinent. Le Je qui livre son monologue est troué, diffracté, indéfini. Tout se joue en deçà des identités, des partages du masculin et du féminin, de la nuit et du jour. Ce qui a lieu entre deux corps qui se rencontrent, qui s’échangent, se pénètrent tient en une longue phrase d’un seul souffle, sans ponctuation, comme si le texte rejouait les mouvements des amants. Une phrase trouée par les répétitions différentielles, par la récurrence de l’indéfini, de ce « quelque chose » qui, dans son an-exactititude aurait dit Deleuze, témoigne des événements irréductibles à des faits, rend compte d’altérations, de devenirs illocalisables, inépuisables.
Texte violemment érotique, dans le sillage des récits foudroyants de Michel Surya, Quelque chose opère sur le lecteur ce qui lui advient, ce qui advient aux corps qui se cherchent : une tombée en fascination, un ravissement qui bégaie dans le rapt. Ce qui meut les corps ne fait qu’un avec ce qui meut le texte : l’énergie du désir, l’aspiration à se perdre/se retrouver en l’autre, par l’autre. Les clôtures des êtres volent en éclats. Quelque chose de l’autre passe en soi, quelque chose ôte le soi au soi et à l’autre, dans une percolation à la fois organique et sémantique.
Dans Sphinx, sa première fiction d’une ciselante puissance érotique et conceptuelle, Anne Garréta laissait dans l’indéfini le sexe des deux protagonistes. Amandine André convoque un Je et un Tu pris dans le flou du travestissement, deux hommes trans-hommes se cherchant, bandant leur corps, s’embrasant, sondant le manque qui renaît à la séparation des corps. Ce que la nuit a construit, la nuit le défait.
À l’acmé de l’amour, le moi qui bande se quitte pour se confondre avec celui qu’il plie, convie à son désir, à l’acmé des ébats, celui qui ouvre est ouvert, les effets des sexes, des bouches s’accouplant ne laissent rien indemne, les barrières entre soi et l’autre, soi et soi se dissolvent, les formes stables cèdent à l’effraction de puissances, de métamorphoses. Quelque chose de ton corps ouvre au mien mon corps ton corps quelque chose alors de ton corps vient en moi pourtant comme je vais vers lui quelque chose qui n’est plus ni toi ni moi alors je fais que quelque chose de moi étire ton corps et élargisse le mien.
Tout arrive dans l’espace du « entre », dans les devenirs impersonnels, là où les limites des corps cèdent à l’illimité des forces. On ne sait où le corps commence, où il finit, où il va, ce qu’il peut, ce que son entrechoquement, sa pénétration par d’autres corps peuvent produire. On sait que le chant d’amour qu’Amandine André donne à entendre, à sentir, à vivre plus qu’à lire a une beauté d’orage. Les variations intensives dans lesquelles elle entraîne la langue, dans lesquelles aussi l’auteure est entraînée malgré elle sont en phase avec les dynamismes énergétiques qui déterritorialisent les corps.
Ce que la nuit a offert, la nuit le détricote. La rencontre aléatoire des corps, des particules humaines laisse le manque se recreuser au terme des ébats. Le corps qui a ravagé le corps de celui qui écrit s’en va dans la nuit à la recherche d’autres chairs, d’autres sueurs, aimanté par les femmes de nuit, fuyant dans leurs fripes et leurs plumes leurs faux cils et leurs faux seins. Dans une ronde noctambule, les trajectoires atomiques, les passages au-delà des identités, des subjectivités closes tissent un chant poétique d’une force peu commune. Les noces nomades, imprévisibles, a-méthodiques entraînent les agencements dans des affects, des relations qui exhaussent les puissances de vie. Tout, écriture, lecture, se tient sur la ligne mouvante de l’halètement. Sur la ligne du non programmé qui fait la teneur érotique, esthétique et politique du désir.
je vais m’avancer vers toi qui regardes les femmes de nuit faites pour cela comme je sais que tu les regardes pour ne pas encore me voir pour ne pas vouloir savoir que je vais venir que déjà je sors de la lumière pour la pénombre dans laquelle tu te tiens comme je sais que je suis déjà derrière toi maintenant et que je te vois et que je sais que je vais te prendre la bouche pour que tu me prennes et m’abaisses et m’uses car je sais que quelque chose en toi est déjà usé par moi et que tu vas user de moi toute cette nuit jusqu’à ce qu’il ne reste plus rien de cette lumière que je t’ai jetée.
« Some of them want to use you / Some of them want to get used by you / Some of them want to abuse you / Some of them want to be abused / Sweet dreams are made of this » chantait Annie Lennox.
On ne peut faire corps avec ce texte qu’à être traversé par lui, dans un redoublement de ce qu’il donne à lire, la traversée des deux corps par la nuit, par leur nuit. Amandine André bouscule la langue par les pulsions du corps, interroge dans un vertige poétique ce que c’est d’avoir un corps, de le confronter à l’autre, de l’invaginer dans des chairs qui le transforment autant qu’il les transforme en retour, creuse l’absence de centre de l’organisme, l’instabilité des flux du verbe.
Loin d’être explosée dans l’anarchie textuelle, la houle du chaos a ses scansions secrètes, une consistance haute qui vient notamment de la réitération des pensées-sensations. Comme l’alliance de la construction d’un plan textuel et de l’hypnose. Sans oublier les écrans noirs, les quatre fenêtres de nuit de tailles diverses qui rythment le délié du monologue pris dans la transe toujours rattrapée de qui désaxe l’écriture pour en sonder les impacts sur nos corps rendus à leur extra-territorialité.
Quelque chose, Amandine André, Editions Al Dante, 2015 - 7 €